DossierPrécarité
12.06.2024
Numero: 18

Faut-il viser l’alimentation durable pour des publics précarisés ?

On souhaiterait qu’il n’y ait plus de personnes nécessitant une aide pour se nourrir. Mais ceci demeure malheureusement un vœu pieu : avec la précarité augmentant, le nombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire ne cesse d’augmenter. Les associations d’aide du secteur sont débordées et peinent à satisfaire la demande. Dans ce contexte, est-il concevable de poser la question d’une alimentation durable pour des publics en but à de multiples difficultés ? Le secteur de l’aide alimentaire s’est-il saisi de la question ? Peut-on imaginer une aide alimentaire… plus « durable » ?

 

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Au niveau de la Concertation Aide Alimentaire, une initiative de la Fédération des Services Sociaux (FdSS) qui rassemble les acteurs de première ligne actifs dans l’aide alimentaire[1], on parle d’une position un peu schizophrénique. En effet, les organisations du secteur voudraient que des personnes ne soient plus obligées de recourir à l’aide alimentaire. Cependant, comme l’explique Brigitte Grisar, co-coordinatrice de la Concertation Aide Alimentaire, « en même temps, nous soutenons l’aide alimentaire et nous essayons de voir comment la qualité est travaillée au niveau du secteur de manière générale. Quand on parle de qualité, il s’agit à la fois de la qualité de la nourriture, mais aussi de celle de l’accueil et de celle de l’environnement. Il faut tout faire pour que la personne qui vient chercher une aide alimentaire soit la mieux accueillie possible pour que le sentiment de honte et de gêne qu’éprouvent la plupart des bénéficiaires soit le plus apaisé. Nous travaillons la qualité à plusieurs niveaux, pour faire le lien avec l’alimentation durable de différentes manières ».

Arrêt sur les enjeux d’une alimentation durable

L’alimentation durable est une « une alimentation qui tient compte des besoins alimentaires mondiaux actuels, sans compromettre la satisfaction des besoins des générations futures. En d’autres termes, l’alimentation est durable si elle est responsable sur un plan écologique, économique et social de la production à la consommation »[2]. L’alimentation doit être respectueuse du consommateur et du producteur : on parle d’alimentation socialement responsable. « Le consommateur doit avoir accès à une alimentation de qualité qui respecte ses traditions culturelles ou religieuses, à un prix abordable. Les conditions de production doivent également être acceptables et permettre aux producteurs de vivre dignement. Malheureusement, les paysans rencontrent de nombreuses difficultés, certainement dans les pays du Sud et de plus en plus dans nos régions[3] ».

Sur le plan économique, il apparaît que la chaîne alimentaire est dominée par quelques acteurs puissants qui s’approprient tous les profits et mettent sous pression les acteurs plus faibles de la chaîne. Les agriculteurs ne perçoivent souvent qu’une petite partie du prix payé par le consommateur. On estime à un milliard le nombre de personnes qui ont faim à travers le monde : la grande majorité de ces personnes sont des paysans. Enfin, il faut également parler de l’empreinte écologique du secteur de l’alimentation qui représente 33% de l’empreinte écologique totale. « Si l’on divise toute la surface fertile du globe par la population mondiale, chaque être humain a droit à 1,7 hectare de surface fertile. Pour la Belgique, cette empreinte atteint à présent un peu plus de 7 ha par habitant : si tout le monde vivait comme nous, il faudrait quatre planètes pour assurer notre train de vie. Nous vivons manifestement au-dessus de nos moyens et consommons les ressources plus vite que la terre ne peut les produire. Les réserves d’eau diminuent et la biodiversité est menacée[4]. »

Une alimentation durable est donc essentielle pour protéger la planète. On sait également que ce que nous mangeons a des effets à court ou à long terme sur la santé. Or, les grandes tendances de notre alimentation sont une trop grande consommation de viande, de graisses saturées, de sel, de sucre et de produits transformés. Contrairement aux fruits et légumes, aux légumineuses, aux céréales complètes qui sont négligés. « Le contenu de notre assiette s’appauvrit en variété et nutriments de qualité.[5] » Cette alimentation déséquilibrée contribue aux maladies cardiovasculaires, au surpoids, à l’obésité, au diabète, aux cancers, etc. Un changement dans nos habitudes alimentaires permettra de conserver ou retrouver une meilleure santé et une meilleure qualité de vie[6].

Ce qu’implique de se nourrir de manière durable

L’alimentation durable doit conduire à manger moins de viande et remettre plus de végétal (fruits, légumes (frais et secs), céréales) dans l’assiette. Elle permet aussi de lutter contre le gaspillage alimentaire et se base sur des produits locaux, de saison, certifiés (bio par exemple, etc.). Ces produits doivent être abordables financièrement, de faible empreinte écologique (issus de circuits courts, etc.), répondre aux besoins nutritionnels et préserver la santé. Un des grands défis actuels est donc de changer notre façon de nous nourrir. Cependant, le pouvons-nous tous ? Pour se nourrir, certains n’ont d’autre choix que se tourner vers l’aide alimentaire.

En Belgique, on estime que 600.000 personnes recourent à cette aide alimentaire. En Région bruxelloise, on parle de 90.000 personnes. Quand on évoque l’aide alimentaire, on visualise peut-être davantage les colis alimentaires que les autres formes que celle-ci peut prendre. A côté des centres de distribution de colis alimentaires, on trouve aussi des épiceries sociales, des restaurants sociaux, des frigos solidaires, des maraudes dans la rue, etc.

Brigitte Grisar le souligne : « Depuis quatorze, quinze ans, on note quand même une évolution dans ce que l’on donne à manger aux personnes. Je dirais, de façon caricaturale, qu’au début, il n’y avait ni fruits, ni légumes dans un colis alimentaire ; actuellement, il y en a. Mais, pour ce qui est de l’alimentation durable, c’est-à-dire respectueuse de l’environnement, locale, bio, etc., c’est plus compliqué. Cependant, il y a des initiatives intéressantes qui voient le jour. »

L’approvisionnement de l’aide alimentaire se base sur deux grandes sources. La première est le FSE + (Fonds Social Européen plus[7]) : pour résumer, c’est de là que proviennent les produits du Fonds européen d’aide aux plus démunis (denrées alimentaires, vêtements et autres biens essentiels à usage personnel, tels que des chaussures, du savon ou du shampoing). Comme le souligne la coordinatrice de la Concertation, la marge de manœuvre pour travailler la qualité est un peu faible, « mais, il y a eu depuis des changements dans les marchés publics européens : des critères de valeur nutritionnelle ont été établis, il y a des produits Fair Trade dans ces denrées à présent. On essaye qu’elles soient variées : sardines, huile d’olive, etc. On a même essayé d’introduire des produits locaux. Il y a donc quelques petits changements, mais ce sont les limites du système qui sont parfois difficiles à dépasser ». Les surplus et les invendus des grandes surfaces constituent la seconde source d’approvisionnement, ils sont aussi une manière de lutter contre le gaspillage alimentaire.

Des initiatives qui amorcent le changement ?

A côté de ces sources d’approvisionnement, il en existe une troisième : les achats comme peuvent le faire les épiceries sociales auprès des grandes surfaces. Les épiceries sociales revendent ensuite ces produits aux bénéficiaires. Les achats représentent toutefois une très petite part dans l’approvisionnement des produits alimentaires du secteur. Au niveau de la Concertation, les professionnels essayent de bouger un petit peu les lignes en tentant par exemple d’acheter chez des petits producteurs. Ainsi en est-il des initiatives en Région wallonne, notamment avec la coopérative « Paysans-Artisans ». Sur base d’un financement reçu de la Région wallonne, « Paysans-Artisans » propose par exemple à ses coopérateurs (clients) un système de « Paniers suspendus », c’’est-à-dire que les clients peuvent donner un petit peu plus sur leur facture quand ils achètent leurs produits. Ce petit plus financier est mis dans une caisse où des épiceries sociales et autres structures d’aide alimentaire peuvent avoir un droit de tirage et acheter des produits chez « Paysans-Artisans ».

En Région bruxelloise, l’asbl Loco (Logistique collaborative) – dont l’objectif est de répondre aux difficultés logistiques et d’approvisionnement de l’aide alimentaire par la mise en place d’une vision commune et la réalisation d’une plateforme logistique à champ d’action régional, sans but lucratif, à destination de toutes les organisations d’aide alimentaire – a testé récemment des achats groupés auprès de coopérateurs comme « La Ferme du Peuplier » ou « C’est tout bon ». L’association a acheté de façon groupée des œufs, des pommes, des poires, etc., de manière à ce que ces produits soient répartis entre les membres du réseau Loco.

Les restaurants sociaux, quant à eux, ont énormément travaillé sur la qualité de l’assiette. Des formations par des coachs en alimentation durable ont eu lieu ; ils ont travaillé sur le grammage, la provenance de leurs produits. Du côté des épiceries sociales, on note que plusieurs d’entre elles se mettent en lien avec des potagers collectifs par exemple, ou alors avec du maraîchage urbain. Certains centres de distribution de colis alimentaires essayent aussi de proposer par exemple des ateliers « Cuisine » où l’on apprend à cuisiner des légumes qu’on n’a pas l’habitude de préparer.

Savoir apprécier des petites victoires ?

« Ce sont vraiment des petits tests qui sont en train de se faire, des initiatives qui ne constituent pas la grande partie de ce qui se fait au niveau du secteur, explique Brigitte Grisar. Nous essayons en tout cas de travailler sur l’approvisionnement. Si l’on veut que les gens mangent mieux dans le secteur, il faut leur offrir une autre forme de nourriture. Mais ce n’est pas simple parce que l’approvisionnement en alimentation durable coûte plus cher. Or, les associations d’aide alimentaire n’ont pas de financement pour cela et travaillent essentiellement sur base d’invendus de grandes surfaces[8]. Là, il y a quand même beaucoup de produits frais (fruits, légumes, yaourts, beurre…) et c’est donc une source d’approvisionnement. Certes, il ne s’agit pas d’alimentation durable. Cependant, par rapport aux produits du FSE+/FEAD, la qualité est un peu meilleure puisque nous mettons des fruits et légumes dans le panier. »

Anoutcha Lualaba Lekede


  1. La Concertation Aide alimentaire offre un espace de travail aux organisations qui font de l’aide alimentaire en Wallonie et à Bruxelles et qui souhaitent travailler ensemble pour améliorer la qualité de l’aide alimentaire et/ou questionner le système. Parmi les organisations qui font de l’aide alimentaire, on retrouve des associations portées par des bénévoles, des CPAS, des services sociaux professionnels, les banques alimentaires, etc…
  2. Guide de l’alimentation durable, Institut fédéral pour le Développement Durable, 2015, p. 5.
  3. Idem.
  4. Ibidem.
  5. Ib., p. 3.
  6. Ib.
  7. Le Fonds social européen plus est le principal instrument dont dispose l’Union européenne pour investir dans le capital humain et soutenir la mise en ouvre du socle européen des droits sociaux.
  8. En réalité, le seul financement structurel est celui du FSE+ qui se traduit par l’achat de produits alimentaires de base que reçoivent les organisations sous certaines conditions. A côté de cela, il existe des soutiens financiers ponctuels qui se traduisent par des appels à projets ponctuels des pouvoirs publics, des dons privés, etc. L’aide alimentaire n’est pas financée dans sa globalité, ce qui demande des stratégies de « bricolage » pour pouvoir fonctionner au mieux.

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