DossierPrécarité
12.06.2024
Numero: 18

Ces acteurs de première ligne qui améliorent la qualité des assiettes et des colis

Comment offrir aux bénéficiaires de l’aide alimentaire des produits qui soient de meilleure qualité ? La question est au cœur des préoccupations des travailleurs du secteur et explique sans doute les changements, certes non révolutionnaires, qu’on peut y observer. Ici et là, il existe des initiatives dont l’objectif est d’aider des publics en situation précaire à accéder à des denrées meilleures pour la santé et la planète.

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« On mange bien à L’Ilot », nous confiait Philip De Buck, directeur du Centre de jour mixte de l’Ilot, il y a trois ans à l’occasion d’un entretien[1]. Nous étions alors en pleine crise du Covid et cette association, qui lutte contre le sans-abrisme depuis plus de 60 ans, fournissait encore plus de repas à des personnes précarisées. Outre les personnes sans chez soi et mal logées – le public ciblé par l’association -, d’autres personnes, mises en difficulté, notamment à cause de la crise sanitaire, étaient venues allonger la file de ceux qui ont besoin d’une aide pour se nourrir. Entre cette époque et aujourd’hui, l’association peut-elle toujours affirmer que les repas dans son restaurant social sont bons ?

Il y a quelques mois, L’Ilot a déménagé son Centre de jour mixte au 73 rue de l’Eglise. L’association a quitté sa place historique sur le Parvis de Saint-Gilles pour aller s’installer un peu plus loin, dans des locaux plus spacieux et lumineux. Elle occupe désormais le rez-de-chaussée et le premier étage d’un immeuble qui fait face à l’église de la Place. Au rez-de-chaussée, on retrouve l’accueil, la cuisine, ainsi que différents services offerts aux usagers : des consignes, des douches non mixtes, une buanderie. Le premier étage se partage entre des bureaux et des espaces réservés aux usagers, dont le restaurant social. Qu’y mange-t-on ?

En mai dernier par exemple, un mercredi, le repas était constitué d’une brochette accompagnée de chou-fleur, sauce Mornay et des pommes de terre nature. Jeudi, c’était : poulet pané,  légumes au citron et  boulgour. Le jour suivant, figuraient au menu : des linguines au saumon fumé, avec des brocolis à la vapeur, une sauce à l’aneth. Le lendemain, c’est une paëlla aux fruits de mer qui était proposée. Les repas comprennent aussi une salade du jour et une soupe. Un panier de fruits est mis à disposition, ainsi que du fromage.

Des repas alléchants, mais permettent-ils de manger de manière durable ?

Pour Philip De Buck, la réponse est positive : « Principalement – même si cela n’est pas reconnu par Bruxelles Environnement ou, en tout cas, pas à sa juste valeur -, parce que 99% de ce que mange notre public est issu d’invendus alimentaires. Nous sommes un acteur important de la lutte contre le gaspillage alimentaire qui est un des critères de l’alimentation durable. Dans ce qui est récupéré, il y a plus ou moins 10% de produits bio : par défaut, notre public consomme 10% de produits bio ».

Depuis de nombreuses années, le restaurant fait attention au tri, particulièrement à celui des déchets organiques. Il n’achète pas ou très peu d’ingrédients du fait de la récolte d’invendus. A propos de ces derniers, le directeur du Centre souligne cependant : « Tant qu’il y a des dispositions prises par les pouvoirs publics[2] qui tablent sur les invendus et que le système alimentaire agro-industriel existe dans sa forme actuelle, nous allons à l’encontre d’une alimentation durable, propre et saine. Parce qu’on déculpabilise alors les grandes surfaces d’acheter de trop[3]. Elles ne s’en préoccupent pas parce qu’elles récupèrent des impôts en donnant à des associations, etc. Par conséquent, elles peuvent continuer à commander en trop grandes quantités. Et continuer à demander aux producteurs et éleveurs de produire de trop, d’une certaine manière, c’est antiécologique. Pour certains effectivement, le fait d’utiliser des invendus est une façon de lutter contre le gaspillage alimentaire, mais c’est à double tranchant ».

Le Centre de jour mixte est ouvert cinq jours sur sept et, pendant ces jours, le restaurant social cuisine des repas pour 150 personnes minimum[4]. En réalité, sont également préparés là les repas pour tous les centres de L’Ilot : le centre de jour pour femmes, les maisons d’hébergement pour hommes, pour femmes, etc. Le restaurant social cuisine aussi pour d’autres restaurants sociaux, comme Kamiano qui se trouve à 1000 Bruxelles. Il cuisine également pour un projet baptisé « Food truck solidaire », un Food truck qui amène de l’aide alimentaire dans des communes bruxelloises où il n’y en pas.

Un peu moins de viande dans les assiettes ?

Notre alimentation est trop carnée et, pour le bien de la planète et notre santé, il est conseillé de diminuer les quantités consommées. Le petit aperçu du menu proposé au restaurant social de L’Ilot montre toute l’attention portée à la nourriture des usagers. Les repas sont variés, à l’image des féculents qui garnissent les assiettes. « Tous les jours, nous proposons un autre féculent, explique Philip De Buck. Nous essayons de mettre plus qu’un tiers de légumes sur l’assiette et de diminuer les quantités de viande. Mais, en même temps, pour notre public, il est très difficile de les diminuer. Nous sommes tout à fait conscients que nous devons limiter le volume de viande. Notamment pour l’aspect pédagogique, pour montrer à notre public qu’il est possible de manger sans consommer de viande. Mais, cela est très mal pris. Nous sommes dans des services d’urgence, avec des personnes qui sont très précarisées : nous continuons à leur donner beaucoup de viande, d’autant plus que nous en recevons de grandes quantités (ndlr : des invendus de grandes surfaces, notamment de la viande de porc). »

De plus en plus d’étudiant·e·s se tournent vers l’aide alimentaire

Des étudiant·e·s en situation précaire, il en existe depuis longtemps, mais au cours de la dizaine d’années qui vient de s’écouler, leur nombre n’a cessé d’augmenter. C’est pour aider ces étudiants en difficulté qu’a été créée, en 2011, l’Association pour la Solidarité Etudiante en Belgique, ASEB. A l’époque, l’initiative était partie d’un groupe d’étudiants qui se rendaient compte qu’ils étaient nombreux à vivre dans la précarité. Cheyenne Dell’Anesse, coordinatrice de l’ASEB : « L’étudiant qui galère, cela a toujours un peu été un statut accepté. Toutefois, on en voyait de plus en plus souvent. Parallèlement à cela, en 2011, on voyait aussi que de nombreux magasins jetaient des denrées alimentaires qui étaient encore consommables parce qu’ils n’avaient pas réussi à les vendre. Parce que, parfois, ces produits n’étaient pas calibrés, etc. Ce groupe d’étudiants a vraiment fait le lien entre tout cela et a commencé à récupérer ces invendus pour en faire des colis qui se sont étoffés par après : ils sont vraiment devenus des colis où on retrouve autant de produits frais (fruits et légumes) que de produits congelés, ainsi que des produits de première nécessité de base grâce au Fonds européen d’aide aux plus démunis ».

Le public ciblé est celui des étudiants du supérieur : Hautes Ecoles, écoles de promotion sociale, universités. La seule condition pour obtenir un panier (mot préféré à « colis alimentaire » au sein de l’ASEB) est d’être régulièrement inscrit·e. Actuellement, quelque 500 paniers sont distribués chaque semaine. Pour les préparer, l’ASEB doit de manière quasi systématique acheter pour pouvoir assurer une quantité fixe aux étudiants. Est-ce parce que les étudiants sont toujours plus nombreux et qu’il y aurait moins d’invendus disponibles ? Cela est difficile à dire. Les paniers sont distribués via des épiceries sociales implantées sur différents campus. Il existe quatre épiceries à Bruxelles (Haute Ecole Léonard de Vinci, Haute Ecole Franscisco Ferrer, l’UCLouvain, Université Saint Louis) et, une à Namur, sur demande de l’Université de Namur.

Petit coup d’œil dans les paniers

Comme au niveau de L’Ilot, la question de l’alimentation durable pour le public des étudiants précarisés reste difficile. A l’ASEB, ce sont principalement des fruits et légumes qui sont achetés. L’association met un point d’honneur à ce que chaque panier qui est élaboré contienne deux kilos et demi de fruits et légumes. Dans les paniers, il y a parfois des plats préparés, beaucoup de viande et de poisson. Des yaourts et des desserts sont également donnés.

Cheyenne Dell’Annesse : « Le fait de compenser en fournissant toujours un minimum de fruits et légumes permet d’avoir quelque chose d’équilibré. Mais, en même temps, il est vrai qu’il y a toujours ce débat de savoir : “Est-ce que nous donnons la malbouffe que nous récupérons ?” Car il arrive que nous récupérions des burgers préparés ou des denrées de ce genre. Oui, nous allons quand même continuer à les donner parce que nous nous disons que cela reste de la nourriture et que, malgré tout, c’est l’excès qui est mauvais. Notez qu’à côté, nous avons quand même une bonne base, c’est-à-dire que nous avons aussi des produits secs comme des pâtes, du riz, des conserves de haricots. Ainsi que nos fruits et légumes frais. Il y a donc un peu de tout dans les paniers. Ce ne sont pas des denrées à 100% bio et, entre guillemets, bons pour la santé. Mais, malgré tout, une alimentation équilibrée peut aussi passer par des desserts comme des mousses au chocolat, etc. Nous essayons que les personnes mangent mieux, même s’il ne s’agit pas d’une alimentation durable pure et dure, avec des produits bio, du terroir, locaux, etc. C’est impossible parce que nous récupérons les invendus de grandes surfaces et cela reste de la grande distribution ».

Pour pouvoir bénéficier des paniers, les étudiant·e·s doivent s’inscrire sur l’application de l’association. Cette application permet à l’ASEB de calculer le nombre de paniers qu’il lui sera possible de distribuer sans mettre la clé sous la porte. L’objectif pour les bénéficiaires est aussi de réserver les paniers qu’ils peuvent ensuite aller chercher sur le site de leur choix. Il apparaît des retours des bénéficiaires que les paniers sont appréciés et que ce service rendu par l’ASEB se révèle utile. Comme L’Ilot, le travail réalisé par ces acteurs de terrain permet à des publics précarisés de se nourrir mieux, d’améliorer en tout cas la qualité. Mais les travaux menés par les uns et les autres restent des initiatives que notre société devrait aider à développer, à défaut de régler définitivement la question de l’accessibilité de tous à l’alimentation.

 

Anoutcha Lualaba Lekede


  1. « A l’asbl L’Ilot, la restauration sert de dispositif d’accrochage », Dossier annuel Bxl santé, asbl Question Santé, 2021-2022, pp 54-57.
  2. Actuellement, au niveau de Bruxelles, il existe un projet d’ordonnance cadrant la gestion des invendus alimentaires afin de lutter contre le gaspillage tout en renforçant la solidarité vers les plus démunis. Ce projet a été adopté en deuxième lecture par le Gouvernement bruxellois le 5 mars dernier (2024). Après cela, le projet d’ordonnance est soumis à différents organes consultatifs. Dès son entrée en vigueur, les supermarchés bruxellois de plus de 1000 m2 seront tenus de proposer leurs invendus alimentaires encore consommables en premier aux associations caritatives… (« Le gouvernement bruxellois fait un pas de plus pour la réduction du gaspillage alimentaire dans les supermarchés » (14/03/2024), sur https://maron-trachte.brussels/2024/03/14/le-gouvernement-bruxellois-fait-un-pas-de-plus-pour-la-reduction-du-gaspillage-alimentaire-dans-les-supermarches/)
  3. « … Le problème avec l’aide alimentaire, c’est qu’elle est censée être une solution temporaire, mais elle est devenue une rouage essentiel de notre système capitaliste malade, dont elle dépend et qui profite à l’agro-industrie plus qu’aux personnes qu’elle est supposée soutenir. Institutionnalisée dans les années 1980 en France, l’aide alimentaire repose entièrement sur ses donateurs : les particuliers, au travers de collectes organisées en magasins ; la filière agricole qui cède son « excédent » de production; la restauration collective; l’industrie agroalimentaire; et enfin les grossistes et les distributeurs tenus (…) de donner leurs invendus à des associations conventionnées, afin de réduire le gaspillage alimentaire. Sauf que ce système de don alimentaire ne permet pas de lutter contre le gaspillage alimentaire, il l’encourage… »Extraits du livre : Nora Bouazzouni, Mangez les riches – La lutte des classes passe par l’assiette, Editions Nouriturfu, 2023.
  4. Le restaurant social de L’Ilot cuisine non seulement des repas pour le déjeuner, mais propose aussi un petit-déjeuner le matin. Des repas à prix très modestes. Il existe une version gratuite du petit déjeuner où il n’y a que des céréales. Cependant, quand on prend la version gratuite du petit déjeuner, on a souvent aussi à disposition les restes de la veille : un buffet avec des saucisses, du stoemp, des pâtes, des morceaux de pizzas, etc. Il y a toujours moyen de se nourrir. Le petit déjeuner complet coûte 1 euro et comprend du café, un jus de fruit, de la charcuterie, du fromage, du bon pain. L’après-midi, L’Ilot donne également toujours des plats pré-préparés récoltés : comme des lasagnes, de la salade de crabe, du taboulé sous vide, etc…

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