(In)ÉgalitésDossier
03.06.2022
Numero: 11

Femmes vulnérables : quel accès à la ville et aux services ?

Parler d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est peut-être avant tout parler des inégalités entre les sexes et de ce qu’il y a lieu de faire pour les réduire. Certaines d’entre elles sont plus connues comme les inégalités salariales, le partage inégal des tâches domestiques, la précarité qui touche davantage les femmes. Plus impactées par cette précarité, elles sont pourtant peu nombreuses à pousser les portes des structures d’aide. Comment réduire cette inégalité d’accès ? Focus sur des initiatives menées dans les secteurs du sans-abrisme et des assuétudes.

Gruppe Von Menschen Als Mischung Und Abbild Der Gesellschaft, Ge

En 2017, DoucheFLUX, une association luttant contre le sans-abrisme, a ouvert un centre de jour pour personnes « sans chez soi », rue des Vétérinaires à Anderlecht1. Avec les lessives et les consignes, les douches constituent un des services phares de DoucheFLUX. Comme les autres services du centre, les douches sont accessibles tous les jours aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Bien que les douches pour les deux sexes se trouvent dans des couloirs séparés, les travailleurs se sont cependant rendu compte assez vite qu’il pouvait y avoir un souci. Dans l’espace d’attente pour prendre une douche, il pouvait y avoir jusqu’à 80 hommes présents. Une présence importante qui pouvait se révéler dissuasive pour certaines femmes particulièrement fragiles. En effet, certaines ont parfois des parcours difficiles, ont connu des violences conjugales, des violences dans la rue, etc.

Ce constat a poussé l’équipe à travailler sur le rendez-vous du mercredi, appelé en interne « le 100% femmes ». Pensée d’abord sur une demi-journée, l’activité s’est assez vite étendue à toute la journée et les mercredis sont désormais réservés exclusivement aux femmes. Ces jours-là, elles ont accès à tous les services : douches, vestiaires, infirmières, psychologue, assistants sociaux… Des activités plus sur mesure sont également proposées. Ainsi, tous les mercredis, une coiffeuse et une esthéticienne sont présentes. L’atelier d’art-thérapie et l’atelier couture se tiennent chaque semaine. Les activités dépendent aussi de ce que les bénévoles peuvent proposer. Lors des journées « 100% femmes », l’accueil est particulièrement soigné : des boissons chaudes, telles que le thé et le café, sont disponibles dans la salle.

Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait vraiment un important travail de lien à faire avec le public féminin
Benjamin Brooke, co-directeur de DoucheFluxapport

« Ce rendez-vous a pris beaucoup de temps pour connaître sa vitesse de croisière, explique Benjamin Brooke, co-directeur de DoucheFLUX. Nous avons eu très peu de monde pendant des mois, ce qui nous interrogeait beaucoup. Comment expliquer par exemple que sur les cent douches offertes par jour, seules quelques-unes étaient prises par les femmes ? Nous avons décidé de tenir bon et nous nous sommes rendu compte qu’il y avait vraiment un important travail de lien à faire avec le public féminin. Cela a pris du temps parce qu’il a vraiment fallu gagner leur confiance. Petit à petit, leur nombre a augmenté. A présent, il y a presque une quarantaine de femmes présentes chaque mercredi. Nous accueillons aussi des femmes très précaires du quartier qui, parfois, ont un logement, mais sont également en recherche de liens. »

Quand le Covid précipite la question du genre

Au début de la crise sanitaire, l’association anderlechtoise a été contactée par une auberge de jeunesse de Molenbeek dont toutes les réservations avaient été annulées. L’auberge de jeunesse leur a proposé de faire quelque chose avec ses chambres vides, elle souhaitait particulièrement venir en aide aux personnes sans abri. Ce public avait en effet été complètement oublié les premiers jours du confinement. Ce désir d’aider les plus fragiles de notre société venait à point nommé. A travers leurs maraudes et leur travail de rue, les travailleurs de DoucheFLUX voyaient combien ces semaines où quasi tout était à l’arrêt étaient difficiles pour les personnes vivant en rue : beaucoup n’avaient pratiquement plus rien à manger, les restaurants sociaux étant fermés ; les toilettes publiques dans les gares l’étaient aussi, etc. Avec les chambres proposées, DoucheFLUX a dès lors lancé un projet d’hébergement de transit uniquement destiné aux femmes. Ce faisant, l’asbl répondait aussi à des demandes émanant de son public.

Nous sommes persuadés que le concept d’hébergement de transit a du sens, entre la rue et des solutions plus durables.
Benjamin Brooke

Deux ans après, le projet continue. L’auberge de jeunesse devant reprendre ses activités habituelles, le projet a déménagé à Forest, notamment dans un hôtel où sont actuellement logées entre 25 et 30 femmes. L’initiative bénéficie de subsides temporaires et se maintiendra au moins jusqu’au 30 avril 2023. Pour l’association, ce projet a vraiment fait bouger les lignes puisque jusque-là le logement ne faisait pas partie de son offre. Avec l’hébergement de transit, elle mesure l’impact positif qu’un tel projet a sur les femmes. Elles ont des chambres individuelles avec sanitaires, qu’il ne faut donc pas partager. Au sein de l’hôtel, il y a une vie communautaire et plusieurs activités, telles que le cinéma, les sorties culturelles, les balades à vélo, etc., sont proposées.

Benjamin Brooke : « Une fois les premiers besoins satisfaits, nous avons la possibilité d’aller beaucoup plus loin avec elles dans les démarches administratives. Nous avons réalisé qu’après six mois, parmi les femmes en situation de pouvoir être logées, 67% de celles qui sont passées par l’hôtel sont maintenant dans un logement. Il y a donc un vrai effet tremplin qui fonctionne. Nous sommes persuadés que le concept d’hébergement de transit a du sens, entre la rue et des solutions plus durables. »

Dans le secteur des assuétudes

En pleine crise du Covid, la FEDITO BXL (Fédération bruxelloise des institutions pour toxicomanes asbl) a créé un groupe de travail « Femmes, genre & assuétudes ». La raison ? Plusieurs associations du secteur bas seuil assuétudes de Bruxelles, qui assuraient des permanences pluridisciplinaires dans différents lieux sur le territoire de la capitale, se sont retrouvées à devoir gérer un public de femmes précarisées confrontées à de multiples problèmes, dont ceux de violences et d’assuétudes. Au square de Meeûs, par exemple, dans un espace mis à la disposition du Samu Social pour accueillir des femmes, les associations partenaires se sont senties un peu perdues face aux femmes qui venaient s’y mettre à l’abri.

En novembre 2021, une matinée de réflexion a été organisée et elle a réuni des travailleurs du secteur assuétudes, mais aussi ceux du secteur précarité. Le succès de la rencontre et l’intérêt manifesté pour les questions de genre, précarité et assuétudes ont alors incité à lancer le groupe de travail « Femmes, genre & assuétudes ». Comme l’explique Sophie Godenne (Dune asbl), membre de ce groupe de travail (GT), « L’idée était de se rencontrer et d’échanger sur nos expériences, nos constats et nos vécus. Et aussi de partager sur les projets déjà mis en place dans les secteurs précarité, assuétudes et santé. Il y avait aussi cette idée de se rassembler autour de nos constats, d’en faire quelque chose de plus construit, ensemble. Le but à terme étant de faire du plaidoyer, de porter la voix de nos publics et de notre secteur. »

Quelques constats ressortent déjà du travail mené par le GT. A bien des égards, la précarité reste un dénominateur commun à de nombreuses bénéficiaires. Il faut aussi noter le manque de visibilité des femmes consommatrices et ex-consommatrices de drogues, dans les services d’aide et dans l’espace public. A Dune (comptoir de réduction de risques) par exemple, elles représentent 10 à 15% du public accueilli. Ce pourcentage peu élevé a suscité également de nombreuses questions au sein de l’équipe : « comment se fait-il qu’elles soient difficiles à toucher ? Et même quand on arrive à les toucher, comment expliquer qu’elles aient du mal à arriver jusqu’aux structures d’aide et qu’elles y restent pour une prise en charge et une continuité de suivi, etc. ? »

Si on observe un enchevêtrement des problèmes que connaissent ces femmes, les violences auxquelles elles sont confrontées et leur fréquence restent néanmoins les éléments les plus marquants. « Ce sont des violences d’origine multifactorielle, précise le Dr Lise Meunier du Réseau Hépatite Saint-Pierre et coordinatrice du GT. Aux violences familiales s’ajoutent des violences conjugales, des violences dans la rue, mais aussi des violences institutionnelles. Au fond, il n’y a pas de réponse adaptée. Les violences institutionnelles sont probablement ce qui nous questionne le plus. Dans quelle mesure certaines de nos structures n’ayant pas intégré ces questions-là sont-elles source de violences institutionnelles ? Il y a là une dimension qui est insupportable pour les travailleurs et travailleuses sociaux puisque, a priori, nous n’avons pas envie nous-mêmes d’être source de violences institutionnelles. »

Dans quelle mesure certaines de nos structures n’ayant pas intégré ces questions de genre sont-elles sources de violences institutionnelles
Docteur Lise Meunier, Réseau Hépatite Saint-Pierre

La majorité des femmes de ce public ne sont pas en bonne santé. Beaucoup d’entre elles arrivent en effet tardivement dans les structures de soins, avec des problématiques plus lourdes. L’intrication des problèmes (consommation de produits, avec parfois travail du sexe, des problèmes sociaux, des problèmes avec la justice…) n’y est sans doute pas étrangère. Autre difficulté qui vient se greffer aux autres : la stigmatisation. Il faut plutôt parler de stigmatisations au pluriel, puisqu’il y a celle liée à l’usage de drogues, celle liée au genre. Et davantage encore, quand il y a une histoire de parentalité derrière : être mère et consommatrice n’est pas du tout bien vu socialement.

Comment mieux aider les femmes en situation précaire ?

La question de l’accès des services d’aide et de santé pour les femmes vulnérables figure bien au cœur des réflexions menées actuellement dans le secteur associatif. Toutes les associations ne sont pas au même niveau : certaines sont au début de leur réflexion, alors que d’autres sont parfois plus loin, et quelques-unes plus loin encore puisqu’elles ont déjà initié des projets spécialement dédiés aux femmes. C’est le cas des associations Dune et Transit (centre d’accueil non médicalisé pour personnes sous dépendances) qui ont chacune créé un espace uniquement ouvert aux femmes. L’Ilot, une autre association qui lutte contre le sans-abrisme, va bientôt ouvrir un centre de jour bas seuil orienté vers le public sans abri féminin, avec une approche genre et une équipe entièrement formée à ces problématiques. Le centre fait suite à une étude-action menée depuis 2021 sur les femmes en situation de sans-abrisme. Le 10 mai dernier, la Fédération des Services Sociaux avait organisé une journée de réflexion ayant pour thème « Prostitution et accès aux droits – Quels rôles pour les intervenant·e·s de terrain et leurs institutions ? » où étaient présentés les résultats de la recherche-action « Prostitution et accès aux droits ».

La question du genre rencontre de plus en plus d’intérêt et donne lieu à des projets qui permettent de mieux aider les femmes en situation précaire. Est-ce un pas de plus dans la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes ? On le souhaite. Mais derrière cette préoccupation d’offrir le même accès aux hommes et aux femmes se profile la question de faciliter l’accès à tous les publics vulnérables de la société. Et là, il y a peut-être encore beaucoup à faire.

Anoutcha Lualaba Lekede


1. L’association préfère utiliser le terme de « sans chez soi » plutôt que celui de « sans abri ». En effet, certaines personnes de leur public ont techniquement un abri, soit un abri de nuit, soit logent chez des amis et, parfois, elles ont un logement.

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