DossierPolitiques de santé
16.03.2022
Numero: 10

Dématérialisation des services : des travailleurs sociaux sursollicités et des citoyens éloignés de leurs droits

Le rapport rédigé par le CBPS met aussi en lumière l’éloignement des populations défavorisées de leurs droits. En cause : l’inaccessibilité de certains services publics et privés et leur digitalisation, que la crise sanitaire a nettement accélérée. A charge pour les travailleurs médico-sociaux de tenter de faire remonter ces citoyens dans le train. Mission impossible ?

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8 février dernier. Manifestation devant les bureaux de la CSC Bruxelles, rue Plétinck. C’est le collectif de citoyens « Travail Social en Lutte » qui est à la manœuvre pour dénoncer l’inaccessibilité des guichets physiques pour les demandeurs d’emploi. Ceux-ci sont fermés depuis deux ans et seuls les mails et le téléphone permettent de les joindre. Ce qui n’est pas sans poser de difficultés à toute une série de personnes peu connectées. Par ailleurs, ces canaux actuels de communication sont loin, semble-t-il, d’être efficaces, les réponses aux sollicitations étant très aléatoires, et laissent ceux qui néanmoins s’accrochent sur le carreau. Lors de la manifestation, une jeune femme témoignait être restée sans allocations de chômage pendant quatre mois, alors qu’elle élève seule son fils, et sans pouvoir contacter une personne en direct.

Si le Collectif « Travail social pour tous » visait la CSC, ce jour-là, elle a aussi manifesté devant la CAPAC (Caisse auxiliaire de paiements des allocations de chômage) à Liège, pour les mêmes raisons. Autre action menée en novembre 2021, cette fois devant une agence bancaire de Belfius Opéra à Liège, pour dénoncer un secteur de moins en moins accessible, ainsi qu’en octobre dernier Place Sainctelette à Bruxelles, pour exiger l’ouverture d’un service physique pour l’introduction des demandes des bourses d’études. Un des slogans repris sur les bannières de ces diverses manifestations : « Je veux parler à un être humain ».

Autre prise de parole de près de 250 travailleurs sociaux de terrain contre l’impossibilité pour le public de contacter des services afin d’introduire des demandes d’aide et ainsi accéder à leurs droits : la carte blanche publiée dans La Libre Belgique, le 25 octobre 2021, qui mettait en cause la numérisation des services et le fait que les travailleurs sociaux, déjà fort sollicités et sous-financés, doivent remédier à cette difficulté. Avec pour conséquences, une transformation de  la nature du travail social, la mise à mal de l’accès à l’information, l’aggravation des inégalités et l’invisibilisation des réalités sociales.

Des usagers et des travailleurs en difficulté

Avec la crise sanitaire, de nombreux services publics, comme les mutuelles, les syndicats, les services d’aide à l’emploi, les CPAS…, et privés, comme les banques, ont été et, pour certains, sont – encore, toujours ou faut-il dire désormais – uniquement accessibles par téléphone, sur rendez-vous, via mail ou Internet. La dématérialisation des services met à mal toute une catégorie de personnes pour lesquelles il n’est pas facile d’entrer en contact avec ces services selon ces modalités. Les plus précaires et les plus vulnérables sont largement démunis devant des démarches nécessitant d’utiliser le numérique ou à tout le moins des moyens de communication avec lesquels ils n’ont pas l’habitude de fonctionner.

Qui plus est, cette situation se répercute largement sur les travailleurs de première ligne, comme en fait état le Rapport du CBPS sur l’impact de la crise sanitaire sur les pratiques des services médico-sociaux de proximité à Bruxelles. La dématérialisation de services dont le rapport fait état, reprenant cette terminologie à la chercheuse Laurence Noël qu’elle utilise dans son article sur le non-recours aux droits[1], handicape non seulement les usagers, mais également les travailleurs de terrain dans leurs pratiques quotidiennes. Damien Favresse, chercheur au CBPS, précise : « L’accent a été mis sur l’importance d’avoir un contact avec une personne dans le service, ce qui n’a pas été et n’est pas toujours possible. L’accès ne se fait que par téléphone ou par mail ; s’il y a une prise de rendez-vous, c’est avec beaucoup de délais. La prise en charge est beaucoup plus segmentée qu’auparavant, plutôt que d’avoir une vision et une approche globales de la situation. Or pour toute une série de populations le contact direct est essentiel, notamment celles pour qui l’oralité est prépondérante. »

Pour exemple, cet éducateur de rue qui explique les démarches effectuées pour un usager auprès de son organisme bancaire : « Avant le Covid, ça aurait été simple, on aurait pris rendez-vous à la banque, on aurait été avec cette personne voir le bureau concerné. Pour le moment, tout se fait par mail, par téléphone et du coup, à chaque fois, tu as un interlocteur différent et en plus quelqu’un qui n’est pas directement concerné par le problème. On a à chaque fois une réponse différente par mail. Si tu dois rappeler, tu dois recommencer au départ car il n’y a pas de suivi. »[2]

Les témoignages issus du rapport sont accablants : appels sans réponse, messages laissés sur des répondeurs sans suite, obligation de réexpliquer la même histoire à plusieurs interlocuteurs, baisse de la qualité de la prise en charge, perte d’informations et de contact privilégié avec une personne qui suit le dossier. Pour l’usager, ce type d’expériences mène à ce que d’autres rapports avaient déjà dénoncés, soit le non-recours aux droits et la sous-protection sociale. Pour les travailleurs sollicités par ce public déboussolé, c’est un surcroît de travail que de tenter de joindre ces services à la place des usagers, avec un constat de déshumanisation dans le traitement des dossiers qui ne sont plus attribués à une personne en particulier. La familiarisation pour ces travailleurs à des outils informatiques utilisés par les services-relais représente aussi une charge de travail supplémentaire. La manipulation des données des usagers collectées en ligne ou par téléphone pour l’inscription des usagers sur des portails en ligne, le suivi de leurs démarches administratives est également dénoncée, étant donné l’accès à des informations personnelles sensibles.

Il y a parmi les usagers ceux qui perdent leur boîte mail, à qui il faut recréer des identifiants, des mots de passe, un espace client. Tu te retrouves à recevoir un tas d’infos que tu n’es pas censé traiter comme ça et faire des choses qui sont en contradiction avec la loi. (Un responsable d’équipe)

Lutter contre la sherwoodisation du public

[3]

Le constat entériné par tout le secteur social-santé de cette difficulté de joindre tout un pan de services a été posé très vite après le début de la pandémie et cela a donné lieu à la création d’une série de numéros d’appels 0800, parfois un peu en pagaille. Parmi eux, le numéro vert social de crise, mis en place par la FDSS (Fédération des services sociaux) fin mars 2020, avec le soutien d’associations membres de cette Fédération et actives sur le terrain du secteur social-santé.

En décembre 2021 sortait un cahier de la recherch’action de la FDSS sur l’utilité de cette ligne d’appel, rebaptisée « Allo ? Aide social », toujours en activité après 24 mois de pandémie. Les autrices de ce cahier, Pauline Feron et Charlotte Maison, mettent notamment l’accent sur le fait que la crise sanitaire a généré des situations de précarité sociale inédites, pour des publics qui n’étaient pas en lien avec l’aide sociale avant la crise. Elles soulignent, comme l’a fait le CBPS dans son rapport, le fait que « depuis l’ouverture du dispositif téléphonique jusqu’à aujourd’hui, soit 20 mois plus tard, l’accessibilité des services reste une gageure (…). Avec les confinements successifs, la relation-guichet et les permanences se sont largement raréfiées au sein des organisations publiques et privées d’aide ou de services aux personnes (…). Ces nombreux freins et barrières à l’aide sociale aggravent le phénomène de non-recours aux droits. »[4]

La question qui s’est posée après 20 mois d’existence du service (soit lors du dernier trimestre 2021) a été celle du maintien de ce numéro vert. Fallait-il maintenir un tel service au-delà de la crise ? La mobilisation de personnel pour son maintien n’était-elle pas de nature à affaiblir les services parties prenantes à son organisation ? Est-ce un service prioritaire ? L’analyse tend à démontrer qu’il s’agit d’un dispositif bas-seuil qui accueille de manière inconditionnelle toute demande sociale des Bruxellois, inclusif et gratuit. Il permet l’information de l’appelant, ce qui peut apporter un vrai soulagement dans son chef, sa réorientation vers un service spécifique ou le fait de garantir le relais de l’appelant vers un service tiers, et enfin, dans certains cas, la proposition d’une aide directe, notamment sur le plan psychologique ou pour des demandes ciblées.

Toutefois, il ressort de l’analyse que le maintien de cette ligne et son rôle comme outil de lutte contre le non-recours sont à accompagner de certaines conditions. Tout d’abord le fait que les permanences continuent d’être assumées par des professionnels mis en condition de pouvoir fournir une information juste et précise aux personnes. Ensuite, que le numéro vert soit considéré comme un instrument de plaidoyer social, afin de médiatiser certains constats, pour créer des ponts entre secteurs afin de renforcer le lobbying social et appuyer certains interpellations adressées aux politiques. Et enfin, que la première ligne social/santé soit renforcée pour ne pas que le numéro vert réoriente des usagers vers des salles d’attente bondées et des professionnels débordés.

Nathalie Cobbaut


  1. Publié dans le Brussels Studies n°157, en 2021.
  2. Rapport CBPS, ibidem, p.95
  3. Terme repris dans le cahier de recherch’action de la FDSS #10 sur le numéro vert de crise qui réfère à la désaffiliation et l’évanouissement dans la nature de tout un public qui renonce à revendiquer ses droits
  4. Cahier de recherch’action de la FDSS, Idem, p.9 à 13

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