Fulgence Lupaka a été engagé comme expert du vécu (EdV) auprès du SPP Intégration sociale en 2016. Après deux années passées au CPAS de Bruxelles-ville en tant qu’EdV, il a rejoint l’Inami où il travaille depuis maintenant sept années. C’est via une offre d’emploi publiée par Selor[1] que Fulgence a pris connaissance de cette fonction. A l’époque, ils avaient été plusieurs centaines à postuler, mais seul·e·s 16 postulant·e·s ont été engagé·e·s. Parmi les critères de sélection figuraient l’existence d’un parcours de précarité, mais aussi la volonté de travailler en équipe, la compréhension de la problématique de la pauvreté et la capacité de contribuer à la mise en place de solutions, ainsi qu’une empathie et l’absence de préjugés envers le public concerné. Autre aspect important de cette fonction, selon Fulgence Lupaka: « le fait de ne pas confondre le rôle d’EdV avec de la militance, mais bien de pouvoir identifier les obstacles rencontrés par les personnes en situation de pauvreté, à la lumière de sa propre expérience, pour améliorer l’accès aux droits et aux soins de ce public ».
Fulgence s’est reconnu dans cette description, notamment parce qu’il a vécu quelques années dans la précarité alors qu’il était parent monoparental et chômeur de longue durée. Après son recrutement, il a suivi un trajet de formation proposé par le service EdV, coconstruit par les pairs (les EdV déjà en fonction), avec la possibilité de suivre d’autres formations en fonction des besoins.
Quel rôle concret ?
« Certains collègues EdV qui travaillent dans des mutuelles, des hôpitaux… sont en contact direct avec le public. Moi, à l’Inami, je travaille en deuxième ligne et je collabore avec une grande majorité de diplômés du supérieur qui ont comme particularité d’utiliser un jargon, avec lequel j’ai dû me familiariser. J’ai eu l’occasion d’obtenir un certificat interfacultaire en santé et précarité à l’ULB, ce qui m’a permis de renforcer mes connaissances et mon réseau. »
Si ses débuts en tant qu’EDV au sein du CPAS lui ont permis d’appréhender les réalités des personnes en grande difficulté, mais aussi les limites de la fonction lorsque le rôle d’EdV n’est pas suffisamment intégré, à l’Inami, les choses ont été plus fluides, étant donné que cette administration a été à l’origine de l’implication de ces profils bien particuliers en matière de soins de santé. Qui plus est, Fulgence a pu être supervisé par un responsable fonctionnel convaincu, ayant des responsabilités et qui a été attentif à relayer ses remarques et propositions là où se prennent les décisions. « Mes remarques sont généralement écoutées et dans un certain nombre de cas, prises en compte. Le fait que je sois régulièrement convié dans des groupes de travail m’a également permis de mettre l’accent ce qui me semble à réformer.
Pour tout ce qui concerne la numérisation, il faut avoir à l’œil que pour les publics précarisés, la digitalisation de la santé n’est pas forcément un bienfait comme pour d’autres publics. J’ai à cœur de rappeler qu’il faut prévoir des alternatives. J’ai pu aussi, avec l’aide d’une collègue EdV qui travaillait à la Caisse auxiliaire d’assurance maladie-invalidité (CAAMI), faire remonter les constats relatifs au montant des indemnités pour les personnes en incapacité de travail qui n’égalaient pas le RIS pour les bas salaires, entre le deuxième et le sixième mois d’incapacité. Il fallait corriger cette anomalie car si ces employés pouvaient demander un complément de revenu aux CPAS, peu d’entre eux effectuaient cette démarche. Nous avons fait remonter ce constat au ministre compétent via l’équipe de coordination et progressivement ce complément a été octroyé de manière automatique, pour contrer ce non-recours au droit. Un autre signalement d’une EDV travaillant au SPF Finances au service du SECAL portait sur la situation d’une usagère qui avait reçu un courrier de l’INAMI peu compréhensible. Là aussi j’ai signalé que les courriers devaient être rédigés dans un langage simple et accessible, tout comme certains formulaires trop complexes à remplir. » Fulgence se base donc sur les signaux transmis par les collègues qui sont sur le terrain et relève également des difficultés dans les groupes de travail, en parcourant le site Internet, mais aussi en assistant à des conférences, à des colloques et à des réunions à l’extérieur, où il rencontre notamment des associations de patients.
L’objectif ? Attirer l’attention sur les difficultés rencontrées par les personnes vivant en pauvreté et avec le souci chevillé au corps d’être utile pour tous ceux qui ont du mal à accéder à leurs droits.
Autres apports sur base du vécu
Lors du colloque du Forum – Bruxelles contre les inégalités, deux intervenant·e·s du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP) sont venu·e·s faire part de leur expérience de terrain.
Geneviève est facilitatrice en prévention de la pauvreté. Elle a été sollicitée par la Fondation Roi Baudouin pour participer à la lecture des dossiers de candidature dans le cadre d’un appel à projets. Son apport ? Orienter le choix vers des projets bénéfiques aux personnes et à la collectivité, en tenant compte de son expérience de la précarité.
Cette collaboration a été bénéfique pour Geneviève : « J’éprouve moins de réticences à faire valoir mon point de vue, je me suis sentie reconnue. Le fait d’être entendue me donne de la légitimité pour d’autres participations de ce type. » Comme elle le souligne, « participer, c’est oser, c’est la base de la démocratie, mais souvent on s’auto-censure. »
Le fait d’avoir participé à ce jury aux côtés d’expert·e·s, de professionnel·le·s a aussi permis de modifier la manière de fonctionner de ce jury car le fait d’inclure une personne ayant vécu la pauvreté modifie forcément le regard et la dynamique de travail, avec l’accent mis sur des éléments qui ne sautent pas forcément aux yeux des experts qui ne sont pas toujours sur le terrain.
Autre témoignage : celui d’Alain militant au RWLP et témoin du vécu, qui a participé à une recherche participative menée par l’asbl RTA sur l’argent des pauvres. « Je suis bien placé pour savoir ce que c’est de ne pas avoir d’argent, comme avoir besoin de lunettes et ne pas avoir de quoi les acheter. Pour cette recherche participative, on a travaillé à plusieurs au sein d’un collectif, dont faisait partie la coopérative Partisans Artisans qui réfléchit à la manière de produire l’alimentation. On a notamment travaillé sur cette question pour permettre à tous d’accéder à une nourriture de qualité. »
Pour Christine Mahy, secrétaire générale du RWLP également présente lors du colloque, « le fait de pouvoir être présent dans de telles sphères permet d’influencer les systèmes dans les champs politique, associatif, académique. Au RWLP, nous sommes au service des personnes qui ont connu des injustices, la pauvreté. Quand nous organisons une ligne téléphonique d’urgence sociale, c’est aussi pour collationner les savoirs, les expertises des personnes avec lesquelles et pour lesquelles nous travaillons. Quand nous rencontrons les présidents de partis à la veille des élections, c’est pour permettre que l’expertise du vécu amène à la construction du changement. Quand nous élaborons une campagne sur le logement sous baxter, c’est à partir de l’expérience de ceux qui ont vécu des difficultés de ce type. Mais il y a encore du travail pour la prise en compte de la parole des témoins du vécu, ceux qui savent ce que veut dire mener une existence avec trop peu de tout. Le recours aux savoirs expérientiels de ces intervenants doit être valorisé, au même titre que ceux d’un expert.»
Nathalie Cobbaut
[1] Pour accéder à la revue BIS n°182 : « Explosion de savoirs. Quand l’expérience (d)étonne », décembre 2024 : https://cbcs.be/bis-182-2024-explosion-de-savoirs-quand-lexperience-detonne/
[2] Sophie Céphale et France Dujardin, Un contexte propice : des signaux forts, in : Explosion de savoirs. Quand l’expérience détonne, op.cit., p.15.