(In)ÉgalitésDossier
10.03.2025
Numero: 21

Du vécu au savoir : quelle valeur ajoutée ?

Pair-aidant·e·s, expert·e·s ou témoins du vécu, patient·e·s-partenaires… : autant de dénominations qui recouvrent des réalités certes différentes, mais qui visent un même objectif, celui d’améliorer l’accès aux droits et aux soins, de manière individuelle ou plus collective, en tenant compte de l’expérience vécue par les usager·e·s[1]. Le but est de pouvoir aider d’autres usager·e·s, notamment lorsqu’une situation de faiblesse ou de précarité est en jeu, mais aussi de transformer la relation d’aide. Ces derniers mois et semaines ont vu fleurir une série d’initiatives, de rencontres ou encore d’anniversaires visant à saluer, approfondir et réfléchir la participation des publics ayant vécu des situations de précarité ou de faiblesse, dans le but d’améliorer les politiques publiques.

Du vécu au savoir : quelle valeur ajoutée ?

Du vécu au savoir : quelle valeur ajoutée ?En octobre dernier, le Forum – Bruxelles contre les inégalités organisait, avec le CBCS et le Smes, une journée d’étude intitulée « Au-delà des (beaux) discours ». Foisonnante d’échanges d’expériences et d’ateliers interactifs, elle a aussi permis de rappeler les bases de ce qu’est un savoir expérientiel et de ce qu’il peut apporter, ainsi que les freins et les limites qu’il peut rencontrer. Faire le point sur les conditions d’émergence d’un tel savoir est en effet une nécessité pour ancrer cette manière de concevoir l’action sociale.

C’est Marion Carrel, professeur en sociologie à l’Université de Lille et spécialiste de la citoyenneté et de la participation dans les quartiers populaires, qui a entamé cette journée en rappelant ces bases : « Quand on parle de savoirs expérientiels, c’est déjà faire place à un pluralisme de savoirs dans notre démocratie : à côté des savoirs abstraits, théoriques, politiques, scientifiques, il y a aussi des savoirs pratiques, des expériences qui ressortent du savoir-faire, -dire ou -être, liées au vécu d’une situation de discrimination ou de pauvreté. Il s’agit de savoirs orientés vers l’action. Soit, comme le dit Baptiste Godrie, professeur en sociologie à l’université de Sherbrooke, « ce qui va fonctionner pour les personnes ». »

Comme l’a rappelé cette sociologue, ces savoirs expérientiels trouvent leur origine dans des démarches militantes, comme ce fut le cas pour l’éducation avec la pédagogie alternative, les recherches-actions basées sur des pratiques de développement ascendant, la lutte contre la pauvreté, telle qu’elle a été mise en œuvre par des associations comme ATD Quart Monde, ou encore à la suite de la remise en cause des savoirs médicaux dans le cadre du traitement du VIH. « De ces mouvements sociaux a émergé ce savoir lié à l’expérience qui correspond aussi à une critique des savoirs professionnels ou politiques qui sont des réponses incomplètes et bien souvent inadaptées, parce qu’ils ratent une partie du problème. »

Risques et leviers

Mais encore faut-il différencier l’expérience issue d’une seule personne et le savoir expérientiel qui résulte d’un ensemble d’opérations de transformations de différentes expériences en un savoir qui s’échafaude dans un processus collectif.

Comme le souligne Marion Carrel, « L’injonction de la reconnaissance des savoirs expérientiels peut avoir des effets négatifs si l’on ne réfléchit pas aux aménagements, aux méthodes, aux modalités : le risque est de reproduire les inégalités avec une hiérarchie des paroles, des mécanismes de décrédibilisation et un renforcement d’auto-disqualification. Miranda Fricker, philosophe féministe anglaise, parle d’injustice épistémique ou herméneutique, qui désigne la remise en question de la capacité d’un individu de se positionner comme producteur de savoir, liée au fait de pas être cru, de ne pas être pris au sérieux, de ne pas disposer des mots pour désigner ce qui nous arrive.»

Les enjeux de la méthodologie sont donc bien présents, afin de ne pas couper l’individu de son milieu et de ne pas utiliser les savoirs expérientiels à des fins de légitimation et de continuation des pratiques professionnelles ou en mobilisant ceux-ci au service de finalités éloignées, voire contraires aux objectifs énoncés.

Du côté des leviers, il s’agit de clarifier le lien entre participation et décision. Comme le précise la sociologue française, « il faut que la question de recherche soit réfléchie avec les chercheur·e·s, mais aussi avec les associations et les individus, avec un pilotage, un choix sur la manière dont on travaille et le fait de pousser à des changements. La recherche participative radicale doit mener à deux objectifs : des connaissances et des politiques publiques de meilleure qualité et la dimension assumée de transformation de la société vers plus de justice sociale. D’où la nécessité d’un pilotage pluriel avec les associations, les  expert·e·s du vécu, les professionnel·le·s et les chercheur·e·s. » Il faut ensuite garantir la qualité des débats, diversifier les publics, en veillant à l’animation (notamment en passant par des groupes de pairs qui permettent une forme d’entre soi pour mieux formuler les choses et aller plus loin dans la réflexion avant d’aller vers les autres) et en valorisant les savoirs expérientiels par une rémunération.

20 ans d’expertise du vécu au SPP IS

20250228 Img Bs21 Dossierart1 2 Autre évènement, cette fois en novembre : celui du SPP Intégration sociale qui célébrait le 20ème anniversaire de l’engagement des deux premier·e·s expert·e·s du vécu (EdV) en matière de pauvreté et d’exclusion sociale au sein de son administration.

Annick Delépine, responsable adjointe du service EdV, resitue le contexte de cet engagement : « en 1996, la Fondation Roi Baudouin publiait un rapport sur la pauvreté, dont l’un des constats réalisés par ATD Quart-monde qui avait participé aux travaux était qu’on parlait beaucoup de pauvreté, mais sans donner la parole aux pauvres. Les deux premiers EdV sont engagés en 2004 au sein du SPP IS. En 2005 un projet-pilote démarre qui permet l’engagement de 16 autres EdV, puis de 12 EdV supplémentaires grâce à un co-financement du Fonds social européen. Ils sont ensuite détachés dans des administrations, telles que l’ONEM, le SPF Finances ou le SPF Économie… ».

En 2015, l’Inami décide de son côté de financer 15 EdV supplémentaires, ainsi que trois coordinateur·trice·s en vue de déployer la méthodologie dans les soins de santé. Ces collaborateurs·trices sont engagé·e·s pour être déployé·e·s dans des hôpitaux, des services de santé mentale, initialement dans des CPAS, auprès de l’Inami et des mutuelles. « Cette volonté est consécutive à la rédaction d’un livre vert publié en 2014 par l’Inami, à l’occasion de ses 50 ans et réalisé en collaboration avec Médecins du Monde. Cette publication mettait en lumière le fait que certains groupes de population avaient un accès aux soins plus difficile.  Ce livre vert fut suivi d’un livre blanc, avec cinq recommandations concrètes, dont l’engagement de médiateur·trice·s interculturel·le·s dans les lieux de soins et d’EdV, afin de lutter contre le décrochage et le non-recours et d’agir en faveur de la littératie en santé. »

2015 a été une année-charnière : le co-financement du FSE ayant pris fin, le service des EdV est devenu un service à part entière et le gouvernement a décidé de prendre en charge 100% du financement des EdV qui dépendent du niveau fédéral, de manière pérenne. En revanche, les mandats des 17 EdV et des quatre coordinateur·trices du projet d’accès aux soins, financés par l’Inami, le sont toujours via des conventions triennales, ce qui fait dépendre cette initiative d’une décision politique renouvelée. La prochaine tombe en 2025…

Apporter des solutions structurelles

Comme l’explique Annick Delépine, « Le rôle des EdV répond à plusieurs finalités et on peut repérer trois niveaux d’intervention. Tout d’abord il faut situer le travail de première ligne effectué par les EdV, en contact direct avec les citoyens vulnérables, et qui consiste en une fonction d’accueil et d’accompagnement individuel. Ce contact direct n’est pas une finalité en soi, mais il s’agit d’un moyen d’identifier des freins à l’accessibilité des droits sociaux fondamentaux. Le fait d’avoir eux-mêmes été confrontés à ces freins permet une meilleure compréhension des obstacles et donc de traduire les exigences administratives auprès des usagers mais aussi de repérer les difficultés récurrentes. Autre utilité de ce contact avec les usagers pour les EdV : le fait de garder un lien direct avec les réalités de terrain qui évoluent, par exemple comme c’est le cas pour les freins relatifs à la facture numérique. »

Le deuxième niveau d’intervention agit au niveau des institutions dans lesquelles les EdV travaillent, afin de permettre des changements structurels pour lever les obstacles. Ce peut être le cas par exemple d’une brochure ou d’un formulaire qui ne seraient pas compris, de l’accessibilité d’un service à améliorer pour la prise de rendez-vous ou encore d’une communication insuffisante envers les publics en difficulté. L’idée est d’associer les EdV à la recherche de solutions pertinentes.

 « Enfin, explique A. Delépine, le troisième niveau d’intervention de ces expert·e·s a une portée transversale, lorsque les freins constatés ne concernent pas directement l’organisme dans lequel ils ont été repérés, mais qu’ils ressortent d’un problème plus général. A cet égard les EdV peuvent envoyer un signal à l’équipe de coordination au sein du SPP IS, laquelle a pour mission de soutenir les EdV et les organisations partenaires dans la recherche de solutions. Des groupes de travail peuvent être constitués et des rapports peuvent aussi être envoyés auprès de cabinets ministériels pour faire évoluer la législation[2]. »

Cette méthodologie a porté ses fruits et a permis de mettre en place de nouveaux itinéraires cliniques duplicables, l’adoption d’un langage simplifié et accessible, des automatisations en matière d’accès aux droits ou encore des modifications de législations. Il faut pour cela une volonté des parties pour avancer dans cette direction, mais aussi la reconnaissance de ces savoirs d’expériences et le développement d’une méthodologie pour encadrer les EdV et permettre à leur parole d’être relevante.

D’autres avancées pour Bruxelles

20250228 Img Bs21 Dossierart1 3En octobre 2023, une proposition de résolution relative à la reconnaissance de la pair-aidance et à l’intégration des pair·e·s-aidant·e·s dans les services sociaux et de santé était adoptée au Parlement francophone bruxellois. Ce texte contient des recommandations importantes visant le développement de la fonction de pair-aidant·e·s, la formation de ceux-ci, leur professionnalisation, ainsi que le développement d’une fédération et une reconnaissance de cette innovation sociale. Une déclaration d’intentions qui doivent encore être suivies d’effets concerts.

En 2024, d’autres dispositifs ont été mis en place pour Bruxelles : c’est le cas du Réseau d’experts du vécu ou REV, dont l’objectif est de rassembler des expert·e·s du vécu et des pair-aidant·e·s engagé·e·s sur un plan professionnel à se positionner collectivement sur des thèmes choisis ensemble à partir de leurs savoirs expérientiels respectifs. Ce réseau, organisé par le Forum Bruxelles contre les inégalités, le Smes et le SPP Intégration sociale, se réunit toutes les six semaines, depuis septembre 2024. Des réunions ouvertes pair-aidance sont également organisées par le réseau Nomade[3].

Autre projet, initié cette fois par la Plateforme bruxelloise pour la santé mentale : l’Académie du rétablissement et de l’expertise du vécu (AREV), qui s’adresse aux personnes aux prises avec des troubles de la santé mentale ou des assuétudes, ainsi qu’à celles ayant vécu des violences conjugales et/ou intra-familiales. L’académie accueille aussi des personnes en situation de pauvreté et/ou d’exclusion sociale[4].  Son objectif est de promouvoir le rétablissement, l’empowerment et l’inclusion sociale des personnes concernées. Parmi les formations proposées, figurent l’exploration de l’expertise du vécu et la formation à la pair-aidance. Cette offre de formation vient compléter celles mise en place par le SMES, dans le cadre de l’asbl Peer And Team[5] qui soutient l’intégration de pair-aidant·e·s dans le social-santé à Bruxelles et en Wallonie.

Nathalie Cobbaut


[1] Voir encadré relatif à la brochure de Question Santé sur la thématique de la pair-aidance « Ces vécus qui en aident d’autres », téléchargeable sur le site de QS : https://questionsante.org/outils/ces-vecus-qui-en-aident-dautres/
[2] Voir le deuxième article du dossier sur des cas concrets d’évolution des procédures.
[3] Pour en savoir plus sur les dates de réunions : https://reseaunomade.be/agenda/
[4] Pour plus d’informations sur l’AREV : https://platformbxl.brussels/fr/nos-activites/academie-du-retablissement-et-de-lexpertise-du-vecu-arev
[5] Pour plus d’infos sur le PAT Peer And Team : https://smes.be/fr/support/peer-and-team-support-pat

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