(In)ÉgalitésDossier
03.06.2022
Numero: 11

« Genre » et « planification urbaine », un duo gagnant

La sixième édition de la chaire interuniversitaire BSI – citydev.brussels, qui s’est tenue au début du printemps, a mis en avant un concept encore peu ou mal connu : la planification urbaine sensible au genre. La titulaire invitée n’était autre que l’urbaniste autrichienne Eva Kail, l’une des principales expertes de la planification genrée en Europe. Comment le développement urbain peut-il réduire les inégalités entre les manières qu’ont les hommes et les femmes de vivre et d’utiliser leur environnement ? La question se révèle finalement bien plus large que celle des inégalités entre les femmes et les hommes.

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La chaire interuniversitaire « La planification genrée dans le développement urbain. Visions, résultats, enjeux » est l’aboutissement d’une longue collaboration entre le Brussels Studies Institute (BSI) et citydev.brussels. Le premier organise des événements focalisés sur des problématiques qui s’imposent dans la sphère académique, l’agenda politique et le débat de société. Le deuxième est une institution d’intérêt public en charge du développement urbanistique de la Région de Bruxelles-Capitale.

Mais que recouvre ce concept de planification territoriale sensible au genre ? Il permet de mieux d’appréhender les besoins journaliers de différents groupes sociaux, par la prise de conscience et la prise en compte de leur diversité, en lien avec leur environnement. Cette discipline aide à identifier les besoins et les problèmes non identifiés jusqu’alors et permet de répondre avec des solutions spatiales adéquates.

Il s’agit d’une approche globale, orientée vers les groupes cibles, et aussi une stratégie d’évaluation de la qualité des décisions de planification. Elle se concentre davantage sur les besoins des groupes vulnérables et vise à réduire les déséquilibres. D’où le concept de « Gender Plus » appliqué au domaine de la planification. Outre la distinction des sexes biologiques, ce concept inclut la différenciation des rôles sociaux, tels que ceux de soignant et de soigné, mais aussi des phases de vie et des groupes d’âge, des modèles culturels et des milieux sociaux. Tous ces groupes et les modes de vies qui les caractérisent diffèrent à plusieurs égards : par la charge de travail rémunéré et non rémunéré, les revenus, les habitudes et conditions de mobilité, etc.

Des contenus articulés

La chaire interuniversitaire BSI – citydev.brussels qui s’est tenue fin mars et début avril, comprenait une leçon inaugurale, quatre cours ordinaires (gratuits et ouverts à tous) et deux séminaires professionnels (ou Workshops) sur invitation. La leçon inaugurale a essentiellement porté sur le concept « Gender Plus », l’histoire et le cadre de la planification genrée comme une méthode effective d’évaluation de la qualité. Dans les quatre cours qui ont suivi, les quartiers, les blocs et bâtiments, les espaces publics (tels que les parcs, les terrains de jeux et places) et la mobilité ont été examinés à travers une analyse genrée.

Que dire par exemple de la mobilité sensible au genre ? Le système de mobilité est l’un des éléments les plus influents du tissu urbain, dans lequel la pertinence de la dimension de genre est extrêmement élevée. Des études européennes montrent en effet que, dans les villes européennes, plus d’hommes que de femmes utilisent la voiture et le vélo, tandis que la marche et les transports publics sont dominés par les femmes. Les questions de sécurité et de peur du harcèlement sexuel peuvent restreindre la mobilité des femmes, des filles et d’autres groupes. Les conditions de mobilité de groupes vulnérables nécessitent donc une attention particulière.

Le premier workshop a analysé sous l’angle du genre quatre projets de citydev.brussels se trouvant à différents stades de développement : Tivoli-Greencity qui vise à créer un raccord harmonieux entre un quartier dense de Laeken et le port de Bruxelles, Citygate II dont l’objectif est de redynamiser le sud-ouest de Cureghem, Novacity I et II qui s’attachent à la rénovation urbaine et l’expansion économique d’un autre quartier d’Anderlecht et Lyoncity qui concerne la reconversion de l’ancien site Delhaize à Molenbeek (Osseghem). Après cet examen, l’exercice était de voir comment de futurs projets pourraient être abordés ou améliorés du point de vue de la question de genre. Le deuxième workshop s’est basé sur le projet de Règlement Régional d’Urbanisme (RRU), « Good Living », qui a pour but de faire de Bruxelles une ville à dimension humaine et qui est en cours de modification. L’aménagement de l’espace public y occupera une place centrale. Le séminaire s’est par conséquent intéressé aux réflexions en cours sur les espaces ouverts, sous l’angle du genre.

Les politiques édictées sont basées sur un modèle implicitement masculin d’organisation de la vie quotidienne qui ne laisse pas de place pour les expériences et besoins spécifiques des femmes.
Rapport Garance

L’origine féministe du concept

Dans un rapport paru en 2017, l’asbl Garance notait ainsi que « les politiques d’urbanisme en général, et l’aménagement de l’espace public en particulier, sont rarement soumis à une analyse genrée. Pensons par exemple à la séparation spatiale entre les quartiers résidentiels et de loisir et les quartiers ‘où on travaille’, commerçants, industriels et administratifs. Or le domicile et les espaces verts ne sont pas seulement des lieux de loisir et de repos, ils sont aussi des lieux de travail : le travail domestique et de soin aux personnes, tels que de ménage, de soin et d’éducation des enfants et de personnes dépendantes. Par la distribution inégalitaire de ce travail reproductif, ce sont surtout les femmes qui assument ces tâches, dans des espaces qui ne sont que rarement pensés pour le travail. Les politiques et pratiques d’urbanisme rendent ce fait invisible et participent ainsi au manque de reconnaissance du travail reproductif, à sa distribution inégalitaire et à son poids sur les individus1 ».

Il résulte, en l’absence d’une analyse de genre, que les décisions qui sont prises ne sont ni neutres, ni équitables. « Les politiques édictées, poursuit le rapport, sont basées sur un modèle implicitement masculin d’organisation de la vie quotidienne qui ne laisse pas de place pour les expériences et besoins spécifiques des femmes. » Dans les pays qui ont commencé à penser leur espace public dans une perspective d’analyse de genre, on a observé que certains changements de l’environnement égalisent l’accès à l’espace public… « Il n’est donc pas anodin de prendre en considération l’espace public et les décisions d’urbanisme comme étant des facteurs cruciaux déterminants de bien-être et d’égalité dans l’accès à la ville. »2

L’analyse de genre est le fruit d’une analyse féministe. Elle n’a pas pour but de traiter les femmes comme des êtres exceptionnels ou vulnérables qu’il faut absolument protéger. L’objectif est de rendre à l’urbanisme le potentiel de promouvoir l’égalité au sein de la société. Pour ce faire, il est intéressant de pouvoir répondre aux questions suivantes3 : comment aménager l’espace public pour que les femmes puissent se l’approprier sur un pied d’égalité ? Comment le rendre accessible pour une large diversité d’activités et de publics ? Comment créer un espace public dans lequel tous et toutes se sentent à l’aise et peuvent bouger sans danger ?

L’analyse de genre n’a pas pour but de traiter les femmes comme des êtres exceptionnels ou vulnérables qu’il faut absolument protéger. Il s’agit de rendre à l’urbanisme le potentiel de promouvoir l’égalité au sein de la société.

L’engagement régional sur la question

Ce n’est pas un hasard si une institution para-régionale telle que citydev.brussels est l’une des instigatrices de la chaire interuniversitaire BSI – citydev.brussels. Cette administration régionale a deux missions historiques :

  • La première est de maintenir et favoriser l’activité économique en Région bruxelloise. Il s’agit de l’activité économique dans son sens le plus large, c’est-à-dire du petit atelier ou petit entrepreneur aux grandes entreprises. Ce soutien trouve son origine dans l’histoire de la Région bruxelloise qui, dans les années 1970, a vu de nombreuses entreprises quitter son territoire. Comme on aime le rappeler à citydev.brussels, « pour qu’une ville soit vivante, dynamique, elle a besoin de son activité économique. C’est un élément essentiel au dynamisme de la ville et au bien-être. »
  • La deuxième mission consiste à construire des logements acquisitifs à destination de la classe moyenne. Ici aussi, la raison est historique. Après les entreprises, ce sont les familles de la classe moyenne qui ont commencé à quitter Bruxelles dans les années 1980. Le mouvement se poursuit encore. La construction de ces logements fait donc partie des stratégies régionales pour faire revenir la classe moyenne à Bruxelles.

Une troisième mission s’est imposée depuis une dizaine d’années : la construction de projets mixtes est devenue une nécessité au regard de la rareté du sol, de l’explosion démographique et des besoins. Citydev.brussels développe désormais sur un même site des projets mixtes, c’est-à-dire qui mélangent les deux fonctions historiques.

En ce qui concerne la planification urbaine genrée, l’administration bruxelloise n’a pas attendu la chaire interuniversitaire. Elle compte en effet dans son personnel, des travailleurs très sensibles à la fonctionnalité du logement, « telle que nous, les femmes, la vivons, explique Nathalie Renneboog-Hercot, responsable des logements chez citydev.brussels. Cela implique par exemple d’avoir un espace où il est possible de mettre la machine à laver et le séchoir de manière qualitative, où le panier à linge a sa place. Il est important d’avoir des espaces bien déterminés pour le rangement et veiller à ce qu’ils soient accessibles ». Il n’est plus question de devoir se faufiler tant bien que mal dans des espaces rendus étriqués à cause des rangements.

La circulation à l’intérieur des logements est importante et doit être réfléchie dès le départ. Quand on a fait ses courses et qu’on rentre à la maison, il est plus judicieux d’avoir une cuisine qui ne soit pas trop éloignée de l’entrée par exemple. Nathalie Renneboog-Hercot : « Autant que possible, nous essayons d’implanter la cuisine en façade avant de façon à ce qu’on puisse, quand on cuisine, avoir une vue sur l’espace extérieur. » Par exemple, sur ses enfants qui joueraient à l’extérieur.

Prendre en compte les besoins des différents groupes sociaux

En 2008-2009, citydev.brussels a aussi intégré la problématique des personnes à mobilité réduite. En effet, les propriétaires qui achètent un bien auprès de l’institution vieilliront ou peuvent malheureusement avoir un accident qui les poussent à utiliser une chaise roulante par exemple. Souvent, cette réalité incite à de nombreux changements, dont un déménagement dans un logement plus adapté. A citydev.brussels, on ne parle plus de créer des logements adaptés, mais bien de mettre sur le marché des logements adaptables, c’est-à-dire facilement adaptables en cas d’accident de la vie (sans faire de gros travaux par exemple). Ce point d’attention a ainsi été imposé dans l’élaboration du Plan régional relatif au logement.

D’autres changements ont aussi été apportés : la largeur des couloirs qui, autrefois, était fixée à 1m10 est passée désormais à 1m50. Ainsi élargis, les couloirs sont plus utilisables pour les personnes en chaise roulante.

« Le gros avantage de cela, confie la responsable des logements, c’est que cela crée finalement beaucoup d’attention par rapport à de jeunes parents avec une poussette par exemple. Avec un hall d’entrée (1m50 sur 1m50 minimum), les jeunes ménages peuvent monter avec le bébé qui dort dans la poussette, laisser celle-ci dans le hall d’entrée sans que cela soit devenu étriqué, il y a la place pour. En réalité, c’est dans le détail que nous avons beaucoup travaillé pour rendre nos logements finalement équitables vis-à-vis des différents pans de la société. »

Anoutcha Lualaba Lekede


1. Namur au fil des marches exploratoires – Analyse genrée de l’aménagement de l’espace public dans trois quartiers, Garance ASBL, Mars 2017, p. 3.
2. Ibidem.
3. Ibidem.

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