DossierTechnologies
03.12.2024
Numero: 20

Intelligence artificielle en santé : pourquoi il faut s’y intéresser

Evoquez ChatGPT, nombreux sont ceux qui feront directement le lien avec l’intelligence artificielle (IA). Si le système d’intelligence artificielle générative, spécialisé dans le dialogue, a fait une entrée remarquée en 2022 sur la scène des nouvelles technologies, il fait quelque peu oublier que les systèmes d’IA sont présents dans nos vies depuis déjà de nombreuses années. Et si les applications actuelles de l’IA sont déjà étonnantes, celles à venir font l’objet d’espoirs immenses, notamment dans le domaine de la santé. Comment l’IA s’insère dans le milieu de la santé ? Quels sont les défis qui nous attendent dans ce domaine ?… Ces questions ont été abordées par Giovanni Briganti, médecin et titulaire de la Chaire en intelligence artificielle et médecine digitale à l’UMons, responsable académique du Certificat interuniversitaire en intelligence artificielle en médecine et santé digitale (UMONS-ULB)[1], invité lors de la journée de réflexion « Intelligence artificielle, santé et société » organisée par Question Santé ASBL en novembre dernier.

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L’intelligence artificielle se définit comme « l’ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine » (Dict., Le Larousse). Comment l’IA arrive-t-elle en médecine ?

« Dans un premier temps, comme l’a expliqué le Dr Giovanni Briganti, c’est parce que l’Homme a un temps sur terre qui est limité. Et le médecin – bien qu’il travaille quatre-vingts heures, voire cent heures par semaine – est limité dans ce qu’il est capable de faire et d’apprendre. Combien de patients doit-il voir pour pouvoir se faire son expertise ?… Or, cette limitation est cruciale dans le domaine de la santé parce qu’un médecin s’améliore chaque fois qu’il acquiert de nouvelles connaissances en lisant de nouveaux articles scientifiques et qu’il voit plus de patients. »

En revanche, l’IA n’est pas confrontée à ce problème. Etant une machine, elle peut en effet exploiter très facilement et très rapidement un grand nombre de données, et aboutir ainsi à des conclusions pertinentes. Elle peut atteindre tout aussi rapidement des niveaux d’expertise comparables à certaines tâches effectuées par les médecins. Ce discours doit toutefois être nuancé.

Dans la pratique, cela induit une nouvelle façon de faire de la médecine. Auparavant, le médecin voyait le patient lors de sa consultation, puis ce dernier s’en allait. Entre le moment où ce patient sortait de son cabinet et son prochain rendez-vous, le médecin n’avait plus d’informations sur ce patient. « Actuellement, les données ne sont plus produites au contact du médecin ou pas uniquement, a poursuivi le Dr Briganti. Elles sont désormais produites par le patient pendant toute la durée de sa vie par des dispositifs qui collectent des données de type sensoriel, de type moteur, de type corporel. Nous pouvons extraire de nombreux paramètres nous indiquant l’état du patient. Sur ces données, nous allons entraîner des modèles qui nous permettront de prévenir ce qui pourrait arriver. »

IA, comment ça marche ?

« Ce qui a permis à l’IA de faire une telles entrée dans nos vies, c’est précisément le développement, au tournant des années 2000, de ces technologies très performantes d’apprentissage automatique. Désormais, les machines sont entraînées grâce à une quantité massive de données (textes, graphiques, schémas, photos, audios, vidéos…) qu’elles emmagasinent automatiquement. Et sur base de cet apprentissage, elles sont capables de prendre des décisions autonomes ou d’effectuer des “prédictions”. Avec l’apprentissage automatique, l’objectif reste fixé par le concepteur, donc un être humain, mais les nouvelles capacités d’apprentissage des machines leur permettent de prendre des décisions autonomes pour atteindre la tâche qui leur a été déterminée ou pour résoudre un problème. Alors l’IA traditionnelle permettait d’analyser et de classifier, l’IA de dernière génération permet de produire de nouvelles données. »

Extrait tiré de : Céline Téret, Intelligence artificielle, l’heureuse révolution ?, coll. « Représentations », asbl Question Santé, p. 6.

La place de l’IA dans la médecine et la santé digitale 

Dans la médecine digitale, l’IA joue deux rôles. Le premier est clinique, c’est-à-dire qu’elle joue un rôle dans le contact que le médecin a avec le patient ; le second est para-clinique et renvoie plutôt à tout ce qui ne concerne pas directement le contact clinique entre le médecin et le patient, mais qui contribue fortement à la santé du patient en organisant par exemple mieux l’hôpital. Ou, autres exemples, en faisant de la recherche clinique, en s’occupant des chiffres épidémiologiques, etc.

Concrètement quel est l’impact de l’IA en santé ? Actuellement, selon Giovanni Briganti, huit domaines sont assez représentatifs de la plupart des applications de l’IA en médecine. Sans les citer tous, on peut relever la surveillance et la prédiction, deux domaines extrêmement importants qui vont de pair. Des dispositifs d’IA permettent de surveiller à distance des personnes qui en ont besoin, telles des personnes âgées. Il est ainsi possible de surveiller de nombreux paramètres pouvant entraîner des complications et, par conséquent, prédire ces complications avant qu’elles ne surviennent, comme détecter un battement de cœur anormal. D’autres dispositifs de l’IA vont permettre d’automatiser le traitement du diabète par exemple. « Aujourd’hui, a explicité le médecin, le traitement code standard du diabète de type 1 – qui apparaît généralement chez les jeunes enfants ou au début de l’adolescence et qui se traduit par une incapacité à produire de l’insuline et les autres hormones qui interviennent dans la régulation du glucose – passe par l’intelligence artificielle selon les nouvelles guidelines. »

On peut également citer l’épilepsie où les nouvelles technologies numériques utilisant l’IA vont aider à surveiller les enfants ou les adultes épileptiques, permettant ainsi de prédire la survenue d’une nouvelle crise. Ces avancées permettraient de réduire la stigmatisation du malade qui peut avoir comme conséquences : l’isolement social, la mise à l’écart (au niveau de l’emploi, du sport, des loisirs…), la dépression, voire le suicide.

Cependant, le domaine le plus important de l’IA en médecine n’est ni la surveillance, ni la prédiction, ni la prévention : c’est le diagnostic. Sur base des métiers qui, historiquement, ont été peu en contact avec le patient, parce qu’il s’agit essentiellement des métiers d’analyse médicale, telle que la radiologie ou l’analyse pathologique. Dans ces métiers, énormément de données sont produites sous forme de rapports et d’images. L’IA est extrêmement performante dans l’analyse de ces données. Le diagnostic représente actuellement le domaine le plus répandu dans la littérature scientifique traitant de l’IA et il est aussi celui où l’on dispose de plus d’applications, notamment en radiologie où une quantité importante d’algorithmes permettent aujourd’hui aux médecins de diagnostiquer, sur base d’une image, un cancer, une fracture, une hémorragie cérébrale, etc. Néanmoins, il existe nombre d’autres applications comme l’augmentation de l’humain, avec des prothèses connectées qui apprennent sur base du mode de vie de l’individu.

Autre point évoqué : la réduction du temps de travail administratif. Les médecins consacrent 50 à 80% de leur temps de travail à ces tâches et non au contact avec le patient. De grands espoirs reposent donc aussi sur l’IA pour décharger davantage les professionnels de santé des tâches administratives.

Continuer de faire de la Belgique, une terre de l’IA ?

La Belgique est en peloton de tête en matière d’IA en santé. « Nous avons un écosystème unique, a rappelé Giovanni Briganti. Si la nouvelle mandature politique peut consolider notre position, nous pouvons effectivement nous hisser parmi les meilleurs au monde en matière d’IA, particulièrement dans le domaine de la santé parce que nous avons un écosystème unique qui intéresse tout le monde. La Belgique compte également un nombre important d’entreprises dans le domaine de l’IA en santé alors que c’est un si petit pays. Nous disposons aussi d’un nombre incroyable de chercheurs dans ce domaine : rien que du côté francophone, on en recense sept cents. »

La Belgique a aussi été le premier pays au monde à tester quelles étaient les priorités des médecins en matière d’IA. Un baromètre national a été réalisé sous différentes formes, à la fois pour les médecins généralistes et les médecins spécialistes, pour l’industrie pharmaceutique, pour les urgences ; celui pour la science artérielle se termine.

Il ressort du travail réalisé en amont des baromètres que les médecins – aussi bien les généralistes que les spécialistes – souhaitent augmenter la rapidité et la fiabilité de la prise de décision. Pour les patients, ils veulent prendre des décisions d’une meilleure façon, de manière plus fiable et plus rapide. Ils souhaitent également libérer du temps pour des tâches ayant de la valeur ajoutée, c’est-à-dire avoir plus de temps libre pour s’occuper du patient et, comme indiqué plus haut, réduire de façon importante le travail administratif.

Ils voudraient aussi réduire les risques d’erreur, en appuyant par exemple l’analyse, l’interprétation des résultats d’images… Comme l’a expliqué le Dr Briganti, le médecin qui est seul a besoin de ses collègues dans d’autres domaines pour solliciter leur avis sur des résultats par exemple. « Cependant, nous sommes tellement peu nombreux qu’il y a, à ce niveau, un goulet d’étranglement. Les médecins voudraient des outils qui viennent faciliter le temps passé entre le fait de demander l’avis à un confrère ou une consœur et le fait de l’obtenir : des outils qui pourraient déjà les avancer sur le travail sont largement souhaités. Ils voudraient aussi suivre et monitorer les patients à distance. Ceci permettrait de réduire l’incertitude qui vient du fait que quand les médecins laissent répartir un patient à la maison, ils aimeraient savoir comment celui-ci va. Dans ce domaine, les outils de l’IA seraient d’une grande aide. »

L’IA entre espoirs,
fantasmes et défis

Comment sera le monde médical demain avec l’IA ? Sera-t-il merveilleux comme on peut le lire dans les médias au regard des possibilités qu’offre l’IA ?

Il faudra sans doute surmonter quelques défis sociétaux sur le chemin que nous voulons emprunter. Giovanni Briganti pointe en premier les domaines de la validation et de l’adoption. Une grande différence existe entre la manière dont les ingénieurs, développant les nouvelles solutions d’IA, testent leurs nouveaux modèles et celle dont les chercheurs travaillent dans le domaine de la santé. Les premiers vont chercher à voir si le modèle est bon alors que les seconds doivent multiplier les expériences, dans différents lieux, etc. : il faut énormément de recherches sur différents types d’échantillons. Cependant avec l’IA, cela ne se déroule pas ainsi. Le risque est, à un moment ou un autre, d’affronter une crise de réplication en IA : « On pense que les modèles – qui ont fait l’objet de publications dans la littérature, voire qui ont été commercialisés -, fonctionnent suffisamment bien. Il se pourrait que ce ne soit pas le cas parce que ces modèles n’ont pas été suffisamment testés dans d’autres populations que les populations sources. Nous allons donc avoir des hôpitaux qui vont utiliser des technologies avec de l’IA parce qu’on leur a dit qu’elles fonctionnaient bien. Mais sur base de quoi ? On n’en est pas forcément certains ».

La robustesse technique n’est cependant pas la seule difficulté qu’il faudra surmonter. Même si l’on dispose d’un modèle qui fonctionne correctement, il n’est pas certain qu’il sera correctement pris en charge par les médecins et les soignants qui vont l’utiliser…

Autre point important à soulever : le fantasme que nous avons collectivement de voir la machine devenir aussi performante que l’Homme, voire le remplacer à un certain moment. Les radiologues notamment sont ceux qui sont le plus sur la sellette car certains pensent qu’on pourrait les remplacer par des IA. « Il n’en est pas question, a souligné avec force Giovanni Briganti. Le design scientifique actuel n’est pas suffisant pour permettre à n’importe quelle profession d’être remplacée. Certains managers de soins, qui n’ont pas forcément vu de patients de leur vie avant de diriger un hôpital, y songent se disant qu’un médecin coûte très cher. En revanche, du point de vue de la rigueur scientifique, je peux vous dire que nous n’en sommes pas là ».

Aux fantasmes s’ajoutent certains sujets de recherche et de débats scientifiques, notamment des études publiées dans des revues scientifiques très respectées où l’empathie du médecin est comparée à celle de l’IA. Certains chercheurs trouvent en effet que la machine est plus emphatique que l’Homme. « Ce qu’ils ne comprennent pas et ne pourraient jamais comprendre : c’est que la machine ne peut pas être empathique parce qu’elle n’est pas soumise aux lois de l’humanité, aux lois de la finitude, aux lois de la fraternité. Et puisque la machine n’est pas soumise à ce cadre, elle ne peut pas éprouver des sentiments et des sensations qui sont humaines : elle ne reste qu’une machine probabiliste. »

Les défis sont nombreux et les perspectives grandioses. Toutefois, il n’est pas simple de financer l’IA. Actuellement, les nombreux défis empêchent de financer les applications qui seraient bénéfiques pour les patients, mais qui généreront une perte financière pour l’hôpital. De nos jours, une seule application est remboursée à titre temporaire en Belgique alors que dans les pays alentours des dizaines d’applications commencent à être remboursées. En Belgique, ce décalage s’explique par des difficultés à communiquer dans le milieu médical et à interagir avec les différentes parties prenantes, notamment les milieux pharmaceutique, politique et académique. Au regard de ce tableau, Giovanni Briganti a prévenu qu’à défaut d’avancer vite, la Belgique allait perdre sa position de leader parce qu’elle a du mal à valider et à rembourser les technologies de l’IA. Les patients attendent un retour sur les données qui vont contribuer car elles seront désormais utilisées pour l’innovation. Il faut en retour leur rendre de la valeur sur base de ces données.

L’avenir de l’IA en santé ? Elle se retrouvera partout et dans toutes les étapes dans le monde de la santé. De nombreuses données seront ainsi intégrées pour accompagner les cliniciens dans toutes leurs tâches. Les citoyens disposeront de plus d’outils, à l’instar de cet outil numérique mis au point par l’OMS, un chatbot validé pour répondre aux questions santé des citoyens[2]. L’IA va continuer d’être mise à contribution dans les domaines où les humains ont été décevants, telle que la découverte de nouveaux antibiotiques. Elle permettra également de mieux organiser d’un point de vue logistique les hôpitaux.

Quel rôle pour les citoyens dans l’IA ? « Il est essentiel qu’ils se parlent, que nous nous parlions, a conclu Giovanni Briganti. Notre voix, en tant que citoyen, doit défendre notre propre santé face à l’inconnu et c’est notre rôle à tous. »

Anoutcha Lualaba Lekede


[1] Giovanni Briganti est également responsable du groupe de travail fédéral AI4Health au sein d’AI4Belgium.
[2] « Un question sur ta santé ! Demande à Sarah » : voir la publication IA en santé, entre espoir et prudence, rédigée par Céline Téret, asbl Question Santé, 2024, p.13.

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