DossierPrécarité
09.09.2024
Numero: 19

Paradoxe du surendettement : analyse du (non ou faible) recours à la médiation de dettes

Ce sont deux enquêtes que l’Observatoire du crédit et de l’endettement a menées fin 2022 et début 2024 pour essayer de comprendre un phénomène mystérieux. Alors que des crises successives (Covid, inflation, crise énergétique) ont traversé la Belgique, le nombre de dossiers ouverts pour venir en aide aux personnes présentant une situation de surendettement n’a pas ou que peu augmenté dans les services ad hoc. Basées sur des indicateurs macroéconomiques, des entretiens avec des acteurs de terrain et un questionnaire envoyé à des services de médiation de dettes, les deux enquêtes débouchent sur des hypothèses. Réflexions sur ce paradoxe.

Paradoxe du surendettement : analyse du (non ou faible) recours à la médiation de dettes

Déjà en 2022 et également en 2024, le constat est le même : les médiateurs de dettes, ces travailleurs sociaux spécialement formés pour prendre en charge les dossiers de particuliers présentant des problèmes de paiement de leurs dettes, ne voient pas les demandes d’aide significativement augmenter, si ce n’est pour reprendre le cas échéant leur niveau d’avant Covid. Comme le précisent Elisa Dehon et Caroline Jeanmart, respectivement économiste et sociologue auprès de l’Observatoire du crédit et de l’endettement (OCE), il ressort des réponses aux questionnaires de 129 services de médiation de dettes (SMD) situés en Wallonie que « la plupart des services ont toujours un nombre stable, voire une diminution du nombre de dossiers traités en médiation amiable. Toutefois, presqu’un tiers des médiateurs de dettes mentionne une augmentation de ces dossiers (…). (Mais) la grande majorité des médiateurs mentionnant une augmentation de dossiers ne vont pas au-delà d’une augmentation de 30% »[1].

Côté chiffres, pour 55% des services, le nombre de dossiers est resté stable ; pour 31% il a augmenté et pour 14%, il a diminué. Parmi les services qui signalent un nombre de dossiers en hausse, il s’agit surtout de services implantés en ville. L’étude montre que cette tendance à la stagnation voire à la baisse est également présente en Flandre. Pour Bruxelles, les chiffres sont manquants, empêchant la production de statistiques sur le nombre de dossiers de médiation amiable en cours (voir le second article du dossier pour une tentative d’analyse).

Les médiateurs de dettes ne voient pas les demandes d’aide significativement augmenter, si ce n’est pour reprendre le cas échéant leur niveau d’avant Covid.

Autre élément qui a soulevé des questions : le nombre de dossiers de règlement collectif de dettes (RCD), une procédure judiciaire existant dans notre pays depuis 1998 et qui permet des aménagements dans le paiement des dettes, encadrée par le tribunal du travail. Ce chiffre est lui-aussi en baisse : le nombre de procédures en cours et de nouvelles procédures entre 2019 et 2023 a diminué respectivement de 35% et 28%, avec un léger sursaut des RCD entre 2022 et 2023. Cette baisse est sans doute due à la difficulté d’accès à la justice durant la période Covid, mais pas uniquement car cette tendance était déjà présente avant les épisodes de crises et se maintient encore aujourd’hui.

Des éléments explicatifs et d’autres qui posent question

Dans leur analyse, les chercheuses de l’OCE examinent une série de données macroéconomiques qui pourraient expliquer cette stagnation des demandes d’aide. Tout d’abord, concernant l’inflation qui a grimpé fortement au sortir du Covid (+12,27%), pour revenir à peu près à la moyenne des trente dernières années (2%) fin 2023 et remonter quelque peu en 2024, notre système d’indexation automatique des salaires a limité les dégâts. La hausse du taux d’emploi a également permis de réduire l’impact des hausses de prix. Par ailleurs, les aides gouvernementales durant le Covid, mais également en matière énergétique, ont elles aussi permis de limiter la casse.

Autres explications en vrac : le fait pour certains de disposer d’une épargne qui a permis de tenir le coup, des augmentations de revenus en travaillant plus, une diminution des charges ou des dépenses dans le budget (ex. avec la vente d’une des voitures du ménage ou la diminution de certains postes comme la nourriture, les vêtements ou l’énergie). Le fait que le nombre d’emprunteurs défaillants en matière de crédit soit globalement à la baisse peut aussi être une explication. Le recours à des emprunts auprès des proches ou de la famille est aussi mentionné.

Pour autant, d’autres éléments d’observation quant à la situation sociale et financière de la population posent question. C’est le cas de la prise de pouls des services sociaux de première ligne interrogés dans le cadre de cette enquête. Selon Elisa Dehon et Caroline Jeanmart, « Les constats dans le secteur de l’aide sociale de première ligne sont bien différents de ceux du secteur de la médiation de dettes. Les professionnels indiquent une saturation et un afflux important de demandes d’information et d’aide. Certains services expriment leur désarroi face au manque de temps pour examiner les dossiers en profondeur et aux retards de prise en charge du fait de cet afflux (notamment des listes d’attente). »[2] De leur côté les cellules énergie sont également très sollicitées.

D’autres profils que ceux déjà connus dans ces services viennent s’ajouter à la liste des demandeurs comme les indépendants, davantage de salariés, de familles monoparentales ou encore des pensionnés avec une retraite correcte. L’aide alimentaire, considérée elle aussi comme une aide de première ligne et qui se décline en la mise à disposition de repas, la distribution de colis et la vente de produits alimentaires à bas coût, est sursollicitée depuis la crise Covid et les services doivent refuser du monde. Le public sollicitant l’aide alimentaire a également changé avec davantage de travailleurs pauvres, d’étudiants, de familles avec deux salaires ou de personnes avec un niveau de scolarité élevé.

Des hypothèses avancées

Si davantage de ménages semblent rencontrer des difficultés à se nourrir, à se chauffer, à payer leur loyer et sollicitent de manière intense les services d’aide de première ligne, ils doivent forcément avoir plus de mal à payer leurs factures. Comment se fait-il alors qu’ils ne se tournent pas vers la médiation amiable ou judiciaire pour trouver une solution durable à leurs problèmes financiers ?

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées, comme le manque d’information déjà existant avant la période Covid concernant l’aide spécifique pour lutter contre le surendettement, mais aussi la honte tenace qu’accompagnent les problèmes d’argent, ce qui mène les personnes en difficultés financières à consulter de manière très tardive les services, quand le mal est déjà fait. Ce constat ressort des interviews de protagonistes de la médiation de dettes qui voient arriver les personnes lorsque leur situation financière est déjà très dégradée. Autre cause de non-recours : les rumeurs ou les mauvaises expériences de leur entourage, notamment à l’égard de la procédure en RCD qui peut être longue (jusqu’à sept ans) et vécue comme privative de liberté puisque le budget de la personne est géré par un médiateur de dettes judiciaire. Le renvoi d’un service à l’autre (notamment de la première ligne au SMD) fait se perdre aussi certains candidats à la médiation de dettes dans les méandres bureaucratiques.

Autre problème fréquemment relevé : la fracture numérique qui accentue le non-recours aux droits et aux aides sociales pour une certaine partie de la population, larguée sur le plan digital. D’après le dernier Baromètre de l’inclusion numérique de la FRB (2024)[3], 40% de la population belge serait vulnérable, dont 5% non-utilisateurs d’Internet. Étant donné que bien des factures ou encore les preuves de revenus sont aujourd’hui envoyées uniquement par ce biais, il leur est difficile de fournir ces preuves nécessaires pour l’établissement d’un budget. On évoque dans ce cas la notion de burn out administratif ou encore des personnes sollicitent dans un premier temps une aide pour ensuite abandonner en cours de route en raison de la lourdeur administrative.

On parle aussi de plus en plus de personnes présentant des problèmes de santé mentale, ce qui rend la prise en charge par les médiateurs de dettes assez complexe. Lorsque ces problèmes débouchent sur des arrêts maladie ou un burn out de longue durée, cela entraîne des pertes de revenus qui ne font qu’aggraver la situation. Certains évoquent des personnes complètement dépassées par la situation avec des ménages qui s’enfonceraient sans demander d’aide ou qui ont complètement perdu confiance dans les institutions et sont en révolte contre le système.

Pas de faillite personnelle 

Une autre explication, bien plus problématique, réside dans le fait que de plus en plus de personnes ne disposent plus d’aucune marge pour permettre d’entamer une médiation de dettes amiable ou judiciaire. En effet, de tels dispositifs supposent dans les faits, sinon dans les textes de loi, de pouvoir proposer un montant aux créanciers, même minime, afin de rembourser ses dettes de manière fractionnée. Or, bien souvent, les hausses du coût de la vie, de l’énergie ont mangé cette petite marge qui rend dès lors impossible la négociation.

De plus en plus de personnes ne disposent plus d’aucune marge financière pour entamer une médiation de dettes amiable ou judiciaire.

La procédure en RCD comprend la possibilité pour le juge du travail, en phase judiciaire, d’annuler tout ou partie des dettes s’il considère que la possibilité de rembourser s’avère nulle. Mais dans les faits, bien des magistrats sont réticents à accorder une telle faveur, considérant qu’elle contrevient au respect des termes d’un contrat passé entre le débiteur et le créancier. Certains évoquent même la dislocation de l’état de droit lorsque l’on évoque le concept de faillite personnelle, à l’instar de ce qui se pratique tous les jours à l’égard des entreprises dans le cadre des faillites. Cette solution est pourtant mise en pratique par nos voisins français qui, pour moitié des dossiers de surendettement traités par des commissions administratives ad hoc (dossiers également en baisse depuis le Covid), se terminent par une procédure de « rétablissement personnel » avec un effacement des dettes, à la condition d’une vente des actifs de la personne pour éponger ce qui est possible[4].

Parmi les autres pistes avancées par les chercheuses de l’OCE, on peut citer un investissement massif dans la prévention du surendettement et  l’éducation financière, la revalorisation des bas salaires et la suppression des pièges à l’emploi, la suppression du statut de cohabitant et la révision du coût du logement qui pèse beaucoup trop lourdement sur le budget des ménages en difficulté. Autres propositions : travailler à la communication à propos des missions des SMD et mieux faire connaître la médiation de dettes et à qui elle est destinée, renforcer le lien entre services de première ligne et médiation de dettes.

Nathalie Cobbaut


[1] Elisa Dehon et Caroline Jeanmart, « Où sont les surendettés ? Un an après. Analyse du non (ou faible) recours à la médiation de dettes amiable et judiciaire en 2024 », pp.21-22 – pour consulter le document dans son intégralité : www.observatoire-credit.be, onglet publications.
[2] E. Dehon et C. Jeanmart, « Où sont les surendettés ? », décembre 2022, p.19
[3] A consulter sur le site de la FRB : https://media.kbs-frb.be/nl/media/11919/Baromètre%20de%20l%27Inclusion%20Numérique%202024_Publication
[4] Pour plus d’informations sur la procédure française : https://www.banque-france.fr/fr/a-votre-service/intervenants-sociaux/comprendre-procedure-surendettement#surendettement3.

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