102Bien-êtreDossier
25.11.2025

Éco-émois : les jeunes face à l’incertitude climatique.

Les enfants et les adolescents d’aujourd’hui grandissent dans un monde marqué par l’urgence climatique, la perte de biodiversité et une succession de crises globales. Mais comment vivent-ils ces bouleversements ? Quelles émotions les traversent ? Et comment les adultes peuvent-ils les accompagner, à l’école comme à la maison ?

C’est à ces questions qu’a voulu répondre la recherche exploratoire Éco-émois, menée en 2024-2025 à la demande du Fonds Houtman et l’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE).
Psychologue du développement et de la parentalité, chercheuse à l’Université de Lausanne, à l’ULB et à l’UCLouvain, Bénédicte Mouton a piloté cette étude inédite en Belgique francophone.

Pouvez-vous rappeler brièvement l’objectif de la recherche exploratoire Éco-Émois et ce qui a motivé sa mise en place ?

Bénédicte Mouton : L’étude visait à faire un état des lieux des inquiétudes ressenties par les enfants et les adolescents au sujet du changement climatique en Belgique francophone.

À l’origine de cette demande, le Fonds Houtman s’inquiétait d’un constat issu de plusieurs recherches internationales menées dès 2020-2021 : la montée d’une éco-anxiété chez les jeunes adultes, marquée par des émotions intenses (peur, colère, impuissance, tristesse) et des répercussions sur leur fonctionnement au quotidien (ruminations, troubles du sommeil, difficultés de concentration, isolement social). Mais on manquait d’informations sur les moins de 15 ans. En effet, les études s’étaient surtout centrées sur des étudiants, plus accessibles aux chercheurs. Interroger des enfants suppose un cadre méthodologique plus complexe, car il faut leur donner les moyens de s’exprimer sur des enjeux sociétaux abstraits.

Cette démarche s’est aussi inscrite dans un contexte post-Covid : les confinements ont bouleversé les repères et la santé mentale des jeunes. Il fallait donc requestionner la réalité de l’éco-anxiété à la lumière de cette expérience collective et en impliquant directement les enfants et les adolescents dans la recherche.

Pourquoi était-il important d’impliquer les jeunes tout au long du processus et qu’est-ce que cela a apporté selon vous ?

Bénédicte Mouton : C’était une demande explicite du Fonds Houtman. L’une de leurs missions est d’écouter ce que les enfants ont à dire.

Éco-émois a donc adopté une approche participative, où les adolescentes et adolescents ont été considérés comme acteurs à part entière, experts de leur vécu, de leurs codes, de leurs modes d’expression et des normes sociales propres à leur génération.

Pour comprendre au mieux leurs émotions, quatre types de sources ont été mobilisées :

  • Les enfants et jeunes, via des jeux proposés au Musée des sciences naturelles de Bruxelles pour les plus petits, et des groupes de parole dans plusieurs écoles de Bruxelles et de Wallonie, où les adolescents ont exprimé leurs émotions à travers des mèmes – ces images détournées qui circulent sur les réseaux sociaux. Ils ont également complété des questionnaires.
  • Les adultes de leur entourage : enseignants et psychologues scolaires.
  • Les parents.
  • Et enfin, la littérature scientifique.

Au départ, cette exigence a été perçue comme une contrainte : Avec des enfants de 6 ans, les questionnaires ne sont pas adaptés. Il fallait inventer d’autres moyens. Mais cette contrainte s’est révélée être la grande valeur ajoutée de l’étude.

Pour recueillir la parole des jeunes, l’équipe a expérimenté des dispositifs créatifs :

  • Sélection et interprétation de photos et détournement humoristique de mèmes.
  • Et un jeu éco-émotions, inventé par Oriane Sarrasin (Université de Lausanne) et adapté pour Eco-émois.

On apprend par expérience. Ce ne sont pas encore des outils validés scientifiquement à ce stade, mais ils ouvrent des perspectives nouvelles.

Quels écarts avez-vous constatés entre la perception des jeunes et celles des adultes (parents, enseignants) face à l’éco-anxiété et comment expliquer cela ?

Bénédicte Mouton : Si l’équipe avait interrogé uniquement les adultes (parents, enseignants, psychologues), nous aurions obtenu une vision partielle. Les parents, par exemple, sont 11 % à se dire eux-mêmes éco-anxieux, mais seulement 2,5 % estiment que leur enfant l’est. Or, les jeunes interrogés sont près de 10 % à déclarer ressentir souvent ou très souvent de l’éco-anxiété. Cela montre l’importance de demander directement aux enfants et adolescents.

Les groupes de jeunes experts ont aussi permis de déconstruire certains clichés. On dit parfois que les ados sont matérialistes, désintéressés ou égoïstes. Mais en réalité, leurs stratégies d’ajustement ne traduisent pas du désintérêt. C’est une distanciation émotionnelle, une façon de se protéger face à un contexte anxiogène.

On peut d’ailleurs observer là un parallèle avec les recherches sur le deuil : l’oscillation entre confrontation et évitement est saine. On a besoin, à certains moments, de se confronter à la perte, et à d’autres, de se préserver.

Enfin, autre point clé : À un niveau modéré, l’éco-anxiété n’est pas une pathologie mais un indicateur de connexion au réel. On considère alors qu’elle est adaptative, ce qui est un indicateur positif. On le voit au lien fort qui existe entre un niveau d’éco-anxiété modéré et les engagements pro-environnementaux. Ceux qui ressentent ces inquiétudes modérées sont aussi ceux qui s’engagent le plus. C’est pourquoi nous préférons parler, à un niveau mesuré, d’éco-sensibilité.

Toutefois, pour environ 10 % des jeunes, l’anxiété est intense (ruminations, troubles du sommeil, difficultés de concentration). Ces jeunes, il faut les entendre et les accompagner. Mais ne pas pathologiser l’ensemble du phénomène.

Agir au sein des écoles

Quelles actions concrètes les écoles et les services PSE (promotion de la santé à l’école) peuvent-ils déjà mettre en place pour accompagner les jeunes/élèves ?

« Même si Éco-Émois était une recherche exploratoire, plusieurs pistes d’action se dégagent déjà », explique Bénédicte Mouton.

Renforcer le lien à la nature

Observer des espaces préservés, ressentir de la gratitude ou de l’émerveillement face aux bienfaits de la nature sont des leviers puissants. Le concept anglosaxon de « awe », décrit par Chawla et ses collègues (2020), invite justement à cultiver ce sentiment de connexion à la nature. Observer des espaces naturels préservés a des effets bénéfiques sur la santé physique et mentale (Nguyen et al. 2023) tout comme le fait de nourrir un sentiment de gratitude envers ce qu’elle procure (Plumey, 2023). Cela peut aussi passer par des exercices d’éco-thérapies (Altenloh & Busigny, 2024).

Il est vrai que des sorties ou encadrements réguliers en extérieur, à l’école ou en activités extrascolaires, contribuent à réduire l’anxiété et à stimuler des affects positifs.

Agir étape par étape, de manière adaptée

Face à des jeunes en grande souffrance (dépression, anxiété sévère), il est essentiel de procéder progressivement, en tenant compte des ressources de la personne, c’est ce que propose le programme CARE – Cohérence, Attention, Relation, Engagement, développé par Shankland et al (2018).

Encourager l’agentivité

Un axe central, qui est aussi une stratégie essentielle en promotion de la santé, est de nourrir la conviction que ses actions ont un impact : se sentir acteur de sa propre vie, croire que ce que je fais peut être efficace. Face à un enjeu aussi global que le climat, agir au niveau local aide à renforcer ce sentiment d’efficacité et d’appartenance.

Retrouver un ancrage territorial et social

Nous sommes des animaux sociaux. Les jeunes ont grandi dans un contexte souvent dématérialisé… Il est important de retravailler ce sentiment d’appartenir à un lieu, à une communauté associée à ce lieu.

Cet ancrage doit toutefois être ouvert : il s’agit de soutenir les échanges entre territoires pour éviter la polarisation. Il est essentiel de décloisonner les bulles en rappelant que les vécus diffèrent fortement d’un village ardennais à une commune bruxelloise, ou même entre le nord et le sud de la capitale.

Plus d’infos dans le rapport final de la recherche, disponible sur le site du Fonds Houtman.

Quelles priorités souhaiteriez-vous y voir émerger ?

Bénédicte Mouton : À la lumière d’Éco-Émois, nous avons proposé quatre grands objectifs pour guider les actions à venir :

1. Favoriser l’expression émotionnelle

Certains jeunes sont inhibés, n’ont pas le vocabulaire pour dire ce qu’ils ressentent, ou ne s’autorisent pas à exprimer leurs émotions. Il est donc essentiel d’ouvrir des espaces sécurisés où ils puissent dire : « ça me touche ».

Cela peut passer par des supports adaptés (réseaux sociaux, humour, créativité), mais aussi par des outils spécifiques pour les plus jeunes, comme le jeu des éco-émotions.

2. Valoriser les initiatives locales

Souvent, des adultes agissent déjà mais les jeunes ne le savent pas. Rendre visibles ces initiatives proches de chez eux (un commerçant, un conseiller communal, une association…) nourrit la confiance et l’espoir, et montre que des initiatives existent au quotidien.

3. Encourager de nouvelles expériences locales

Au-delà de l’identification de ce qui existe déjà autour de soi, il s’agit aussi de soutenir de nouveaux projets de terrain qui donnent aux jeunes l’occasion d’agir et de constater l’impact de leurs actions.

4. Prévenir et accompagner les formes d’éco-anxiété intense

Enfin, une attention particulière doit être portée aux 10 % de jeunes dont l’éco-anxiété est très forte (ruminations, troubles du sommeil, isolement social). Il faut pouvoir les accompagner, sans pathologiser le phénomène dans son ensemble.

Si vous deviez retenir une image, une phrase ou une rencontre marquantes issue de cette recherche, laquelle choisiriez-vous ?

Bénédicte Mouton : Deux expériences fortes se détachent de l’étude Éco-Émois.

Il y a d’abord les échanges avec un groupe d’experts adolescents à Tournai, au départ déstabilisants. Je me disais : ils ont perdu leur temps, j’ai perdu mon temps, on ne se comprend pas…. Mais au fil des rencontres – prévues au départ au nombre de trois, finalement doublées – un véritable lien s’est créé. Des fous rires, des discussions sincères, et aujourd’hui encore un contact maintenu, avec, peut-être, l’idée de prolonger l’expérience en Suisse.

Un autre moment marquant a été la rencontre entre jeunes de milieux très différents (filière professionnelle électromécanique d’un côté, école élitiste de l’autre) dans la galerie des dinosaures du musée des sciences naturelles à Bruxelles. Ce moment d’échange reste un moment fort.

Ces expériences m’ont redonné espoir, alors même que ma propre éco-anxiété s’était intensifiée au cours de l’étude. En écoutant ces jeunes, j’ai retrouvé confiance dans notre capacité de nous adapter en tant que collectivité, en tant que société. Il y a un potentiel important d’engagement.

L’éco-anxiété, ce n’est pas la catastrophe. Tant qu’elle reste modérée, c’est un signe d’adaptation, un ancrage dans le réel. Cela suppose aussi, pour les adultes, d’accepter que les enfants grandissent dans un monde différent, avec certaines pertes, mais sans sombrer dans l’idée de fin du monde.

Infographie étude Eco-émois - partie1  Infographie étude Eco-émois - partie2

Télécharger l’infographie en PDF

Pour en savoir plus

Dans le même numéro

Numero: 102
Outils et ressources pour les PSE
Bien-être Ressources

Outils et ressources : stress

La sélection des CLPS Les documentalistes des Centres Locaux de Promotion de la Santé vous proposent une sélection d’outils pour […]