Le 3 octobre dernier, à Namur, une quinzaine de participantes[1] ont pris part à un atelier proposé par Question Santé. Cette matinée s’inscrivait dans un processus plus long (3 ans), celui du projet LABO-QS. Son objectif ? Améliorer la communication en promotion de la santé à destination des personnes en situation de précarité.
Les participantes du jour sont travailleuses sociales, chargées de projet, médecins scolaires ou encore coordinatrices, au sein d’associations actives en promotion de la santé, de première ou seconde ligne. Elles représentent une diversité de terrains façonnant le paysage social-santé : travail du sexe, assuétudes, sans-chez-soirisme (sans-abrisme), migration, milieu scolaire, santé mentale… Avec parfois des thématiques « santé » plus ciblées, comme l’alimentation ou l’environnement.
Au quotidien, ces professionnelles accompagnent des publics dits « en situation de précarité ». Un qualificatif qui, souvent, met mal à l’aise, tant il « chosifie » des individus, tant il « range » dans une catégorie, alors même que chaque parcours est singulier, chaque personne porteuse de son histoire, de son vécu. Malaise, aussi, parce que les personnes les plus à même de témoigner de cette précarité sont celles qui la vivent au quotidien. Or, dans ce genre de rencontre, les personnes concernées sont rarement autour de la table.
C’est néanmoins sur le mot « précarité », et ce qu’il raconte dans les pratiques de terrain, que démarre cette matinée. Avec cette question posée aux participantes : « Quand on pense à précarité, on pense à quoi ? » De ces regards posés sur le terme « précarité » naissent des points d’attention à porter sur les personnes en situation de précarité dans le cadre de pratiques professionnelles de communication en promotion de la santé.
Des parcours fragiles
Lorsqu’elles évoquent les situations de précarité rencontrées au cours de leurs projets de promotion de la santé, les participantes à l’atelier racontent des trajectoires de vie[2] difficiles et toutes différentes. « La précarité, ce n’est pas un style de personne, un milieu de vie… C’est parfois un parcours de vie qui mène à cette situation. » « Il n’y a pas un ‘standard’, ce sont des difficultés différentes qui peuvent s’accumuler tout au long de leur parcours. » « C’est l’idée d’une fracture et puis, d’un ensemble, d’un cumul, de la perte d’emploi, perte de logement, perte de réseau… ça s’inscrit dans une durée. »
Et de ces parcours surgissent ou se renforcent d’autres fragilités. « Les personnes en situation de précarité cumulent différentes situations difficiles (pas de travail, peu de revenus, logement précaire, mobilité réduite, isolement social…). Ce cumul engendre une perte de confiance en leurs capacités. » L’idée de « passivité forcée » est aussi mentionnée, à savoir « subir toute une série de situations difficiles qui font qu’on est moins acteur ou actrice de sa vie ». Alors que les solutions semblent au premier abord évidentes, pour les personnes en situation de précarité, il est difficile d’entrevoir les solutions, les issues possibles, tant elles ont la tête dans le guidon et tant les difficultés rencontrées se superposent.
« Être dans une situation de fragilité demande énormément d’énergie pour pouvoir fonctionner au quotidien. » Une énergie très mobilisée, donc, qui explique le manque d’énergie de départ des publics dits précarisés dans des projets de promotion de la santé. « Dans tout projet, il faut une énergie de départ et cette énergie peut manquer ou est difficile à donner quand les personnes sont en situation de précarité. » Parce que cette énergie de départ est liée au manque de ressources financières, mais aussi à d’autres ressources nécessaires pour s’inscrire dans un projet, telles que le réseau, l’accès à l’information…
La notion de ressource est aussi épinglée par une participante à cet atelier dans un autre sens : malgré la précarité, malgré les difficultés, certaines personnes, certaines familles, parviennent à puiser dans des ressources insoupçonnables. Il est question de « débrouillardise » et de « résilience », « de capacité de se sortir de certaines situations » malgré tout.
Est évoquée aussi la question de l’instabilité et liée, celle du temps : « La précarité, malheureusement, ne permet pas d’avoir une situation très stable. » Il y a cette difficulté, pour les personnes précaires, de « se projeter dans le temps », « de savoir ce qu’elles feront le mois d’après », et donc « la difficulté de s’engager ». Pour les personnes les plus vulnérables, c’est au jour le jour. « Il n’y a pas de perspective, de capacité de se projeter parfois au-delà de la journée. On doit donc tenir compte de ça aussi dans nos rythmes d’intervention. »
Précarité aux multiples facettes
Evoquant les déterminants sociaux de la santé[3], certaines participantes à l’atelier parlent aussi d’un environnement défavorable. « Les personnes ne sont pas isolément précaires. Il y a ce qu’il y a autour, leur environnement. » Leur lieu de vie, leur logement, la famille, l’accès à l’information, aux services…
Et au groupe de souligner une autre facette de la précarité : « Il y a certes la précarité financière, mais il peut aussi y avoir une forme de précarité intellectuelle. Ce sont des personnes dans une situation financière aisée mais qui, par manque de connaissance ou d’information, ne vont pas saisir et mobiliser les informations en promotion de la santé. Il ne faut pas négliger ce versant là non plus. » D’autant qu’en santé, comme dans d’autres domaines de la société, « il y a trop d’informations, les gens s’y perdent et donc délaissent une partie des informations. » D’où l’enjeu fondamental, en tant que professionnel·les du secteur social-santé, d’avoir recours à des outils de vulgarisation et d’accessibilité de l’information.
Il y a aussi des formes de précarité en recrudescence : « De plus en plus de personnes se retrouvent dans des situations de précarité à cause du contexte social, c’est notamment le cas des familles monoparentales. » Un service de Promotion de la santé à l’Ecole (PSE) constate combien ces familles sont de plus en plus nombreuses : « Ça fait dix ans que je travaille en PSE. Avant, on avait un ou deux parents séparés sur une classe. Aujourd’hui, on a des classes quasi complètes. On sent que c’est vraiment une fracture. » Et combien les situations de ces familles monoparentales sont difficiles : « Quand on contacte ces parents solos pour un problème de santé de leur enfant, ils nous disent : je suis toute seule à gérer les enfants, c’est compliqué, je dois prendre des rendez-vous, je suis en formation, je ne peux pas manquer telle formation pour aller à un rendez-vous médical au risque de perdre mes aides… Ces familles se retrouvent dans un mécanisme où elles subissent tout ce qui se passe et, par conséquent, les soins ne se font pas. La situation de ces familles se dégrade très fortement. »
Autre constat pointé par les participantes à l’atelier et qui vaut pour les familles monoparentales comme pour toutes les personnes en situation de précarité : la santé n’est pas une priorité. Dans le sens qu’elle ne peut pas l’être, tant d’autres urgences doivent passer avant. Manger, se loger, payer les factures d’électricité, de gaz… Et s’il est question de santé, passera en priorité celle des enfants.
Postures professionnelles
Derrière le terme « priorité », les participantes soulèvent un autre aspect, qui nous fait glisser vers les pratiques professionnelles en promotion de la santé : « La priorité du professionnel n’est pas toujours la même que la priorité du patient. Et ce sur quoi nous, professionnel·les, on a envie de mettre l’accent et de faire travailler la personne n’est pas forcément ce à quoi elle va être réceptive et ce qui va être important pour elle à ce moment-là. » De même, il y a cette balance à faire dans les pratiques entre promotion de la santé et médecine préventive : « En médecine préventive, on vient avec des normes, des standards. Alors, l’idée n’est pas de s’en passer, mais de se demander ce qu’on en fait en cas de situations compliquées, avec des personnes fragilisées. Il s’agit d’accompagner en mettant en place des conditions qui permettent de faire des petits pas « santé ». En tant que professionnel·les, on va donc s’adapter, c’est une question de posture, d’attitude. »
Être à l’écoute, installer une relation de confiance, s’adapter aux réalités de vie des personnes, au contexte, avancer « pas à pas » sont autant de clés au trousseau des pratiques professionnelles des participantes à cet atelier. Elles évoquent aussi la communication par les pair·es, ces expert·es du vécu, ces porteur·euses de savoirs qui ont tant à partager, à apporter dans tout projet. Ou encore, le renforcement des comportements positifs comme levier d’action essentiel dans le cadre de projets de communication en promotion de la santé.
Une autre notion s’invite durant ces échanges autour de la précarité : la marginalisation. La société marginalise, exclut les personnes en situation de précarité. Mais les professionnel·les de la santé le font parfois également. Une travailleuse sociale explique : « Parfois, une personne a passé la nuit dehors, a consommé des substances, et malgré tout, elle trouve les ressources, l’énergie, pour passer le pas de la porte d’une association ou d’un service d’aide, avec ou sans demande particulière. Et donc, nous, en tant qu’association, on l’accueille et quand on sent que c’est le bon moment, le bon endroit, que la confiance s’installe, on communique avec la personne autour de sa santé et on entame des démarches avec elle. Mais parfois, au cours de ces démarches, on est confronté à des professionnel·les de la santé qui reflètent un accès à la santé qui leur est propre, qui ne tient pas compte des réalités des personnes. Par exemple, fixer un rendez-vous médical à 8h30 du matin… Moi, je sais que la personne ne sera pas là, parce que sa réalité n’est pas celle-là. Et pourtant, elle avait déjà mobilisé ses ressources pour venir nous voir, nous faire une demande… Il est donc important de partir des réalités des personnes et du milieu précaire, de sortir de la stigmatisation. »
Accès aux droits et institutionnalisation
Sur le terrain de la promotion de la santé, il est aussi question d’accompagner les personnes dans leur accès aux droits. « Tout le monde ne connait pas ses droits. Les personnes en situation de précarité ne savent pas à quoi elles ont accès. Et donc, pour nous, en tant qu’association, il s’agit d’accompagner le premier pas vers ces droits et d’expliquer à la personne les opportunités, les pistes, les droits qu’elle a. Ensuite, c’est à la personne de faire ses propres choix. »
Des droits essentiels et pourtant, de plus en plus grignotés… Un exemple est partagé par une participante à l’atelier : « Avec le détricotage des politiques d’accueil des demandeurs d’asile, on se trouve face à des situations de santé interpellantes. Certaines personnes sans papiers pensent qu’elles ne peuvent pas demander de l’aide même en cas de situation de santé urgente, par crainte d’être dénoncées… Il s’agit donc d’informer ces personnes, de les aider à accéder à leurs droits (dans le cas des personnes sans papiers, l’Aide Médicale Urgente), mais aussi de porter ces droits avec elles. Parce qu’on sait bien que d’un CPAS à l’autre, d’une structure à l’autre, d’une gestionnaire de dossier à l’autre, ça ne va pas aller de soi de pouvoir accéder à ces droits. Et une fois que les personnes ont accès à une aide et à des professionnel·les de la santé, il y a d’autres freins, comme la barrière de la langue. Les personnes ne savent pas qu’elles peuvent passer par les assistants sociaux de l’hôpital, demander des traducteurs… Donc, nous, en tant qu’association, on assure un suivi tout du long. »
Non loin de là, un autre constat s’installe dans les échanges : « C’est un public sans cesse sollicité et trop institutionnalisé, dans le sens où il est entouré de beaucoup de structures, qu’il peut aller mobiliser de différentes façons. Face à ça, on peut se perdre. » Avec, souvent aussi, une obligation de se rendre dans certaines institutions, de devoir « rendre des comptes » et « justifier leur précarité et leurs ‘dysfonctionnements’. » Baladées d’un service à l’autre, ces personnes n’ont pas l’occasion « de souffler, de prendre le temps pour autre chose ».
Pour répondre à ce constat, certaines professionnelles en promotion de la santé rappellent l’importance de « prendre le temps de connaitre les personnes et les familles et de prendre en compte leur contexte, pour pouvoir comprendre pourquoi elles en sont là et pouvoir comprendre par où agir, et essayer de répondre au mieux, en avançant ensemble étape par étape. »
Il est des leviers qui n’incombent pas aux personnes en situation de précarité et aux professionnel·les de terrain qui les accompagnent au jour le jour. Des leviers institutionnels qu’il serait urgent d’activer. Simplifier certaines procédures énergivores, refuser les fonctionnements stigmatisants, mettre un terme aux politiques qui viennent renforcer l’exclusion… « La précarité, elle est quand même institutionnelle, il y a des gens là-haut qui devraient un petit peu se bouger pour changer tout ça. » Cette dernière intervention, faut-il le souligner, recueille l’approbation générale.
Céline Teret
[1] Une majorité quasi écrasante de femmes était présente lors de l’atelier, le féminin l’emportera donc tout au long de cet article.
[2] Les termes mis en gras sont ceux annotés par les participantes sur des post-it dans le cadre du dispositif d’animation de cet atelier.
[3] Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), les déterminants sociaux de la santé sont « les conditions dans lesquelles les personnes naissent, grandissent, travaillent, vivent et vieillissent, ainsi que les forces plus larges qui façonnent les conditions de la vie quotidienne. » Ce sont les conditions sociales, économiques et culturelles qui influencent la santé des populations.