Écouter, raconter, relier et agir collectivement

Écouter, raconter, relier et agir collectivement

Nous avons besoin de récits pour ne pas sombrer, de beauté pour tenir, de collectif pour continuer à penser et panser le monde, autrement.  

Dans l’année qui s’achève, cette nécessité est devenue plus palpable que jamais. Ce qui craque aujourd’hui ne se limite pas aux structures sociales, aux institutions, aux métiers du soin et de l’aide : c’est tout un paysage humain qui se fissure, parfois silencieusement, parfois avec fracas. 

La psychologue et philosophe des sciences, Vinciane Despret nous rappelle qu’ « écouter, c’est laisser les mondes s’additionner les uns aux autres 2 ». Cette manière de prêter attention, de se laisser atteindre, irrigue toute cette publication. Écouter le monde vacillant, ce n’est pas seulement recueillir des témoignages, c’est accepter que d’autres réalités entrent dans la nôtre, qu’elles la déplacent, qu’elles nous obligent à repenser nos façons de vivre, de travailler, de prendre soin, c’est accepter qu’ils modifient nos paysages intérieurs, qu’ils déplacent nos certitudes et élargissent notre capacité d’attention au vivant.  

Ce geste nous l’accomplissons aussi à Question Santé, au fil d’un travail de repositionnement engagé. Pas un simple ajustement technique, mais un travail de sens, tissé d’histoires, de mémoires, d’héritages, de présences et d’absences. Il se construit dans les doutes, dans les tensions, dans les moments d’élan et les moments de fatigue. Dans un contexte institutionnel instable, pour un secteur associatif fragilisé, l’équipe tient, cherche, invente, se réinvente, remet du sens là où il menace de s’effriter. Cette transformation, exigeante et souvent invisible, repose sur des principes simples et puissants : prendre soin du lien, soutenir la circulation de la parole, ne pas céder sur les environnements capacitants, renforcer le collectif, questionner sans relâche ce qui fait soin dans un monde qui valorise trop souvent la rentabilité plutôt que l’humanité. Un récit en mouvement, porté par celles et ceux qui font vivre Question Santé.

Écouter, raconter, relier 

« Je crois que l’homme sera littéralement noyé dans l’information… Ce n’est pas loin du cauchemar. » répondait Marguerite Duras à un journaliste en 1985. Quarante ans plus tard, son propos prend une résonance troublante. Face à une infobésité, notre responsabilité institutionnelle est de contribuer à démêler, contextualiser, ralentir. Le récit (le vrai, le patient, le situé) devient alors un outil de discernement. Il protège de la confusion et permet de retrouver un chemin dans le flux. Et peut-être que ce travail d’attention, à contre-courant du bruit informationnel, ouvre-t-il aussi la voie à une autre forme d’écoute : celle du monde sensible, des milieux où nous vivons et qui nous façonnent. C’est précisément ce que rappelle notre autre publication Ces bruits qui nuisent, ces sons qui soignent. Elle nous invite à entendre non plus seulement le vacarme des données ou des discours, mais le bruit réel, celui qui traverse les corps, façonne les territoires, amplifie ou apaise nos vulnérabilités. Le bruit y apparaît comme un révélateur d’inégalités sociales et territoriales et, d’autres sons comme des appuis pour retrouver une respiration dans un monde saturé.  

Ainsi, qu’il s’agisse de l’excès d’informations qui brouille nos repères ou des environnements sonores qui affectent notre santé, une même question demeure : comment apprendre à écouter pour mieux comprendre, apprendre à écouter afin de construire l’action commune ? 

Écouter, raconter, relier et agir collectivement

Dans un moment où tant de bruits poussent à la mutualisation, à la standardisation, à l’effacement des singularités, d’autres voies nous permettent d’apporter du sens, d’amplifier le propos, de relier, densifier et ancrer nos actions. Ainsi, comme le récit, le partenariat ouvre des chemins là où l’on croyait les issues bouchées. Il permet de penser collectivement une action juste et faite de sens, d’enrichir les regards, de tenir dans l’incertitude. Il est la manière de reconstruire du commun dans un monde fragmenté. Et, dans cette période d’incertitudes politiques, d’injonctions contradictoires, de pressions budgétaires, nous devons réaffirmer haut et fort ce qui nous fonde collectivement : le prendre-soin n’est pas un coût, mais une boussole ; le collectif n’est pas un luxe, mais une condition de (sur)vie ; les récits ne sont pas des ornements, mais des actes de résistance;  la poésie, elle, nous rappelle qu’on ne répare jamais un monde avec des chiffres seuls, mais bien avec des mots, ceux qui racontent les réels, ceux qui relient. 

Dans les plis du social, dans les marges du soin, dans les interstices du quotidien, les récits que nous avons recueillis cette année se tissent encore : fragiles, tenaces, vivants. 

Et si une réponse existe, elle se trouve peut-être là, dans ces voix qui refusent de disparaître, dans ces gestes minuscules, dans ces équipes qui tiennent ensemble, dans ces pensées collectives qui agissent pour un monde plus juste, dans ces milieux qui permettent d’exister.

Quand tout semble vaciller, continuer à prendre soin, malgré tout.  

Continuer à faire humanité, ensemble.  

Continuer à créer des mondes habitables et vivants pour chacun·e d’entre-nous. 

Bernard Guillemin 
Directeur 

1 Question Santé. (2025). Céline Nieuwenhuys : « Les personnes précaires sont les sentinelles de demain ». Doc Santé, n°5, p. 15.
2 Mouvement (janvier 20222), Vinciane Despret, « Écouter les oiseaux », consulté en ligne