DossierPolitiques de santé
16.03.2022
Numero: 10

Quels impacts des mesures Covid sur les pratiques des services médico-sociaux ?

A la demande de la ministre bruxelloise chargée de la Promotion de la santé, Barbara Trachte, le CBPS (Centre bruxellois de promotion de la santé) a interrogé des travailleurs de terrain à propos de l’impact des mesures Covid, tant sur les usagers auxquels ils s’adressent que sur leur travail et l’organisation de leurs structures. État des lieux, avec la collaboration de Damien Favresse, chercheur au CBPS.

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A la suite de la crise sanitaire et de la succession de mesures qui ont été implémentées, souvent dans une grande improvisation, les autorités publiques souhaitaient interroger le secteur médico-social afin de prendre le pouls des travailleurs de première ligne et de proximité. La question initiale était de savoir pourquoi les mesures de prévention n’ont pas suffisamment rencontré leurs objectifs au niveau régional et ce particulièrement dans certains quartiers fragilisés. C’est auprès des professionnels du secteur médico-social en contact avec les populations vulnérables que cette enquête a été menée, afin d’en savoir plus sur les pratiques et les représentations qui ont prévalu tant chez les usagers que dans les services.

La méthodologie adoptée a été qualitative. Trente entretiens ont été menés, entre février et avril 2021, dans dix services communaux, six CPAS, trois AMO, une maison médicale et deux services ambulatoires pour sans-abri, répartis dans 15 communes bruxelloises. Le rapport s’attache à mettre en exergue les cadres de référence (croyances, valeurs personnelles, éthique professionnelle, expériences de vie) qui ont été à l’œuvre lors de cette pandémie. L’opinion de ces travailleurs a été recueillie et le rapport comprend un nombre important de citations, rendant compte de manière vivante de cette prise de pouls.

Quel regard sur le virus et ses conséquences ?

Avant tout il s’agit de revenir sur l’angoisse, l’anxiété et l’insécurité générées par la pandémie. Damien Favresse le souligne : « Une multitude d’attitudes face au virus a été relevée chez les usagers par les travailleurs de terrain. Chez les personnes déjà fragilisées, l’anxiété a été forte, comme chez les personnes âgées ou les femmes isolées ayant charge d’enfants. Cela a pu mener dans certains cas à des réactions de panique chez ces cheffes de familles monoparentales, craignant ne plus pouvoir assumer leurs enfants en cas de maladie. Le fait de ne plus pouvoir contacter les services de base comme les mutuelles, les banques, les syndicats, les CPAS… a également placé un certain nombre d’usagers en situation de décrochage : la dématérialisation de ces services s’est révélée extrêmement invalidante pour certains publics. Cette dématérialisation avait déjà débuté avant la crise et la crainte des travailleurs est que cela se poursuivre. » (voir le deuxième article de ce dossier)

Toujours selon les travailleurs, les mesures prises lors de la crise sanitaire ont éloigné toute une série de personnes des institutions publiques et des autorités, ainsi que des services de terrain. Une méfiance s’est installée, ainsi qu’un sentiment d’abandon, vu le caractère extrêmement peu adapté des canaux d’information utilisés et des mesures ne s’adressant pas à tous. Les modifications très fréquentes des mesures et de leurs modalités ont généré de la suspicion dans le chef d’un certain nombre d’usagers, suspicion qui s’est amplifiée au fil des mois.

Ils en ont marre de tous ces changements d’une semaine sur deux, tout le monde a besoin de stabilité dans sa vie, être stable, avoir son rythme et savoir ce qu’on va faire le lendemain. (éducateur de rue)

Par ailleurs, les jeunes de certaines communes bruxelloises défavorisées se sont sentis traqués par les forces de l’ordre et ont été victimes d’un sur-contrôle, alors qu’ils étaient déjà touchés par les mesures de confinement, notamment en raison de leurs conditions de logement. Damien Favresse : « Par rapport aux jeunes, à plus long terme, le fait de ne pas être valorisé, reconnu par des modes légitimes, risque de les entraîner vers des comportements illicites pour trouver des moyens de valorisation et de renforcement de l’estime de soi dans d’autres sphères. Ne pas reconnaître les efforts qu’ils ont fait pendant la pandémie les a révoltés. »

Enfin, la crainte des travailleurs d’avoir perdu une partie de leur public et de ne pas les voir réapparaître est aussi bien présente.

Une centration sur l’aspect médical

Pour les travailleurs médico-sociaux de première ligne et de proximité, le fait que la gestion de la pandémie se soit principalement basée sur des données médicales, les surcharges des urgences et la crainte que les hôpitaux soient dépassés, pose largement question. Comme le fait remarquer Damien Favresse, « le fait de se centrer sur cet élément sanitaire a sans doute permis d’avoir l’impression de mieux contrôler la situation, mais cela s’est fait au détriment de la prise en compte des difficultés sociales et de santé mentale que la crise a générées. De manière paradoxale, alors que des mesures étaient mises sur pied pour éviter la casse sociale, les services chargés de les mettre en œuvre n’étaient plus ou très peu accessibles. On s’est montré solidaire vis-à-vis des urgences médicales et on a négligé les secteurs sociaux et de santé mentale. On a même installé de nouveaux dispositifs comme les RAQ (Relais d’action de quartiers), alors que les intervenants communautaires dans les quartiers ne pouvaient pas fonctionner convenablement. »

Moi je n’ai jamais entendu, au niveau politique, qu’on parlait de notre secteur social. J’ai entendu parler des médecins, des artistes, des enseignants, mais je n’ai jamais entendu – ou alors j’ai peut-être loupé un comité – mais je n’ai jamais entendu parler des travailleurs sociaux (…). Est-ce que nous, secteur de première ligne, on aurait pas pu être vus aussi comme le médical ? (Assistante sociale)

Par ailleurs, les travailleurs sociaux à qui on a demandé d’aborder le virus, ses modes de propagation, les moyens de lutte contre sa contagion et la promotion de la vaccination, considèrent ces interventions comme hors de leur champ de compétences et ont opposé de la résistance à cet égard.

Des manières de fonctionner disparates

Autre dimension mise en lumière dans l’enquête : la disparité de fonctionnements entre les services et l’influence d’un management adéquat des équipes dans un contexte de crise. Selon Damien Favresse, « La disparité dans les modalités de fonctionnement s’est par exemple très fort marquée d’un CPAS à l’autre. Il n’y a pas eu de politique commune pour tous les CPAS. Certains ont fermé, d’autres n’étaient plus accessibles que par mail ou par téléphone. » En termes de management, de larges disparités ont été constatées : « Il y a des services où les mesures ont été imposées sans concertation, en ne tenant pas compte des missions de base assignées d’ordinaire aux travailleurs et sans que le sens et l’utilité du travail n’aient été questionnés, et d’autres où la souplesse, la flexibilité et l’autonomie ont été de mise, avec une démarche participative et plus horizontale ». Le contexte de crise, la panique ou encore la pression de la hiérarchie n’ont pas aidé, mais la reconnaissance du travail accompli, par une hiérarchie proche, soutenante, bienveillante, à l’écoute, là où cela a pu être mis en œuvre, a eu un impact très positif sur la cohésion d’équipe, la solidarité entre collègues et la motivation des travailleurs.

Le télétravail reste une question épineuse et sa mise en œuvre n’a pas toujours été évidente, surtout dans les équipes où certains pouvaient y prétendre et d’autres pas, en raison de la nature du travail accompli.

Quant à l’instrumentalisation des services pour faire passer des mesures contraignantes et de contrôle, cette tendance a été relevée par de nombreux intervenants de terrain et les a assez rebutés. Damien Favresse : « Habituellement, les acteurs de la promotion de la santé travaillent sur le long terme, en agissant sur la capacité des personnes à pouvoir gérer leur vie. Par rapport aux années 70, on a développé d’autres manières de fonctionner que celles en vigueur à l’époque, c’est-à-dire des démarches descendantes, moralisatrices, stigmatisantes. Or, avec la crise sanitaire, où l’on était dans une dynamique de l’urgence, on est revenu d’un coup 50 ans en arrière. » Les actions de prévention, de sensibilisation ou d’information se sont résumées à des rappels à l’ordre autoritaires des mesures sanitaires, ce qui a mis les travailleurs de terrain mal à l’aise, voire a mis à mal la relation d’aide.

Jusqu’à maintenant les travailleurs sociaux de rue qui ont un peu été réquisitionnés pour faire de l’appel à la règle dans la rue, ils disent qu’il y a vraiment une vraie rupture de confiance avec leur public. Parce qu’ils ont été considérés comme des flics. (Chargée de projet)

Du positif et des recommandations

De l’avis général des personnes interviewées, le sort des populations vulnérables ne sortira pas grandi de cet épisode, avec une détérioration des conditions de vie, des reports de soins, des violences intrafamiliales accrues pour certains, une détérioration de la santé mentale et une explosion des inégalités sociales. Mais tout n’a pas été négatif durant cette crise : un certain nombre d’intervenants de terrain ont eu l’impression que leur travail a pu être visibilisé, malgré le manque d’attention des autorités à leur travail. Comme le souligne Damien Favresse, « Le contexte de crise a pu montrer concrètement le rôle de l’aide et de l’action sociales. Des financements ont aussi été débloqués pour lutter contre les risques d’augmentation de la précarité. Certaines mesures dont la mise en œuvre était controversée avant la crise ou avait du mal à être concrétisées faute de financements, ont été rendues possible par le contexte exceptionnel. Des efforts de créativité et d’innovation ont été réalisés par les associations. Enfin certains travailleurs ont remarqué avoir pu nouer des liens différents avec leur public, comme dans certaines maisons de repos. »

Le rapport se termine par des recommandations générales relatives à une situation de crise sanitaire pour éviter la fermeture des services, comme ce fut le cas en 2020, et maintenir les liens avec les usagers les plus isolés, afin de lutter contre les inégalités sociales et de santé et éviter le non-recours au droit, combattre la fracture numérique et renforcer les secteurs oubliés de la pandémie, comme le handicap, les personnes âgées à domicile ou le secteur du temps libre. Des recommandations portent également sur certains publics comme les personnes âgées, les jeunes ou les sans-abri. D’autres encore concernent les conditions de travail médico-social de 1ère ligne  ou encore les communes et les CPAS.

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Nathalie Cobbaut

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