Veiller à la santé psychique des travailleurs
La charge psycho-sociale que les travailleurs de terrain encaissent depuis le début de la crise Covid n’est pas sans conséquences. Le point dans une série de services soumis à rude épreuve.
La charge psycho-sociale que les travailleurs de terrain encaissent depuis le début de la crise Covid n’est pas sans conséquences. Le point dans une série de services soumis à rude épreuve.
Avec la crise sanitaire, bon nombre de travailleurs du secteur social-santé ont été et restent sollicités de manière intense. Ils ont été sur la brèche au plus fort de la crise Covid et sont toujours sur le pont actuellement, malgré d’importantes entraves à la bonne réalisation de leur travail. Pour les soutenir, très vite, des lignes d’écoute spécialisées ont été organisées, à côté de celles ouvertes au grand public. Mais les travailleurs de terrain n’ont visiblement pas fait grand usage de ces possibilités. Du côté de la ligne ouverte par la Ligue bruxelloise de santé mentale (LBSM) jusqu’au 21 juin dernier et qui visaient aussi les professionnels, ceux-ci se sont faits très rares, même si quelques appels sont parvenus aux écoutants qui se relayaient. « Je me souviens, raconte l’un d’entre eux, de cet ambulancier effondré au téléphone, épuisé mentalement et très en colère à propos de ses conditions de travail. Il s’était déjà retrouvé sur le front des opérations des attentats en 2006, mais là il n’arrivait plus à gérer. On l’a renvoyé vers les urgences psychiatriques d’un hôpital. »
Comme l’explique Manuel Gonçalves, co-directeur du service de santé mentale du Méridien et président de la LBSM, « les soignants et travailleurs sociaux tiennent sur leurs réserves et ont finalement toujours le nez dans le guidon : avec le déconfinement, il a fallu gérer la reprise des contacts avec le public et organiser les équipes, ce qui ne se passe pas toujours sans mal. Des demandes d’intervision et de supervision d’équipes en difficulté dans divers secteurs du social arrivent maintenant, ce qui montre une certaine détresse. »
L’asbl Repères qui propose en temps normal des formations et des supervisions d’équipes au secteur ambulatoire et de la promotion de la santé, a organisé des temps d’écoute et d’accompagnement: selon Paul Preud’homme, formateur au sein de l’asbl, « les appels ont concerné des travailleurs, très perdus par rapport à leurs pratiques de terrain, dans l’incapacité de fournir une aide adéquate, notamment aux personnes sans abri. Des responsables d’équipes ont également appelé car ils s’inquiétaient pour le bien-être de leurs travailleurs. Une dizaine de situations ont mené à un vrai temps de travail de supervision et une écoute plus ponctuelle a permis aux travailleurs d’exprimer leur souffrance, sans mettre en place de dispositifs concrets. On n’a pas croulé sous les demandes, mais elles étaient bien réelles. » De son côté, l’ABBET (Association bruxelloise pour le bien-être au travail) avait elle-aussi lancé une ligne d’écoute qui a recueilli en tout et pour tout un appel.
Pourtant les professionnels n’ont pas été ménagés. Les situations de détresse ont été particulièrement ressenties au sein des maisons de repos. Le manque de matériel de détection, de soins et de protection a été très mal vécu par le personnel. Les décès ont été nombreux dans ces institutions et tant les résidents que le personnel ont été livrés à leur sort. Vu la situation critique dans ces établissements, Médecins sans frontières a lancé une opération assez inédite d’envoyer des équipes mobiles, composées d’un·e infirmier·e, d’un·e responsable en promotion de la santé et d’un·e psychologue dans les maisons de repos.
Leur mission : renforcer les capacités du personnel pour la prévention et le contrôle des infections et l’organisation de soins. Très vite, il s’est avéré que le soutien psycho-social du personnel est devenu une partie importante de l’activité. A Bruxelles, ce sont 81 maisons de repos sur 138 qui ont ainsi été visitées. Cela a aussi été le cas en Flandre et en Wallonie, de manière moins généralisée. Un rapport intitulé « Les laissés pour compte de la réponse au Covid-19 » a été rédigé par MSF sur cette expérience.1
Selon Sanne Kaelen, psychologue chez MSF, « Ce qui a été frappant à notre arrivée dans les MR/MRS, c’est la nécessité impérieuse du personnel de partager son stress, ses peurs, sa tristesse, ce qui n’avait pas pu être fait jusque-là. Le personnel s’est dit très seul, faisant face à la crise sans aucun soutien. Or des liens se créent avec les résidents de maisons de repos qui sont généralement là pour une période de plusieurs mois, voire plusieurs années. Quand ce personnel a été obligé de les confiner dans leur chambre, de prendre en charge des malades refoulés des hôpitaux sans disposer du matériel et des compétences nécessaires, c’est devenu excessivement lourd. Cela dit, selon la compétence et le climat préalables dans les institutions, l’atmosphère au sein des équipes a été impactée différemment. »
Les équipes mobiles ont été amenées à organiser des séances de groupe pour permettre à la parole de circuler, suivies si nécessaire de séances individuelles. Un guide sur la gestion du stress et de l’anxiété a été créé et distribué et des webinaires ont été organisés pour le personnel. Depuis, MSF a décroché, à tout le moins à Bruxelles, et des équipes mises sur pied par Iriscare, avec le soutien de la Croix Rouge, des maisons médicales et des services de santé mentale, ont pris le relais. L’ABBET organise par ailleurs depuis septembre des groupes de parole dans ces institutions, ainsi que dans le secteur de l’aide à domicile également fort impacté par la crise sanitaire.
Difficile de répertorier toutes les démarches mises en œuvre dans les hôpitaux pour soutenir le personnel soignant, confronté aux malades du Covid. Au sein des structures, un soutien psychologique a été mis en place en s’appuyant sur les ressources internes.
On peut citer l’expérience du Centre de psycho-oncologie (CPO), en collaboration avec la Clinique de psycho-oncologie de l’Institut Bordet, qui a suivi les différentes phases de cette crise sanitaire et a apporté son soutien aux équipes de Bordet au jour le jour. Trois phases ont rythmé leur intervention: comme l’explique Yves Libert, coordinateur de la Clinique de psycho-oncologie de Bordet, « la phase d’anticipation a été assez compliquée, vécue dans l’incertitude totale de ce qui allait se passer, avec la tentative de s’informer et de se préparer le mieux possible avant l’arrivée de la vague chez nous. Une fois le confinement décidé et l’augmentation exponentielle des cas, les médecins ont été plongés dans le bain, sans pouvoir prendre de recul et réfléchir à leurs pratiques. Des lignes téléphoniques ont été ouvertes, mais on s’est vite rendu compte que l’on devait aller à la rencontre des soignants, passer dans les étages pour permettre le contact car ils ne sont pas habitués à demander de l’aide. Et ce qu’on a perçu, c’est un grand sentiment d’insécurité, notamment par rapport aux mesures et directives très changeantes, mais aussi l’impression de ne pas être entendus, de prendre des risques et faire prendre des risques à leur entourage, de ne pas être capable d’apporter des soins de qualité, de ne pas être suffisamment soutenus. Le fait d’empêcher les familles d’être au chevet de leurs proches a aussi été très mal vécu, tout comme l’impuissance face aux décès dans les unités Covid.»
Une proposition de rencontre en présentiel, par petits groupes de trois, quatre personnes maximum, a été faite aux médecins de première ligne et s’est révélée aidante pour les participants. Diane Gillet de Chalonge, psychologue au CPO, relève les bienfaits de cette formule : « Le contenu de ces séances a été très intense, libératoire de la parole, et avait pour but d’amener les soignants à partager le vécu avec des collègues. Ces séances leur ont permis de prendre conscience de leurs émotions et de les réguler, de mieux réaliser ce qui provoquait chez eux des réactions négatives et de trouver des modes de gestion afin de stimuler des émotions positives comme pare-feu à l’anxiété. »
Aujourd’hui, pour ces deux psychologues, nous sommes dans la troisième phase, une période plus chronique, avec un virus toujours présent qu’il faut continuer à gérer. Comme le souligne Yves Libert, « L’incertitude, le risque d’être soi-même touché par le virus auquel les malades sont confrontés sont vécus différemment selon les personnes, mais transforment aussi la relation avec les soignés, avec l’entourage, avec les collègues. Il ne faut pas sous-estimer non plus les traumatismes que la phase aiguë a pu provoquer au sein du corps médical. Il ne faudrait pas banaliser et considérer que l’affaire est réglée. L’aide doit se poursuivre. »
Autre initiative : celle de la Fédération des maisons médicales (FMM) où, avec le confinement, un projet a été mis sur pied dans le cadre du programme psycho-social visant à outiller les MM dans la prise en charge des patients. Dans le cadre du Covid, il s’est agi de prendre le pouls des équipes et mettre en place un soutien psycho-social spécifique. Stefania Marsela, en charge du ce programme à la FMM, situe la démarche au moment du confinement : « Nous avons eu des retours des équipes assez divers : d’abord tous les travailleurs n’ont pas été impactés de la même façon selon les métiers en présence (médecins, infirmier·e·s, kinés, accueillant·e·s…). Les équipes ont été assez clivées : les médecins travaillant ensemble et prenant des décisions, alors que normalement celles-ci sont collectives au sein des MM, les kinés qui n’ont pas pu exercer, le personnel psycho-social en télétravail, d’autres travailleurs écartés. Ce sont sans doute les travailleurs en santé communautaire qui ont été le plus mis à mal. Mais les situations ont aussi fort dépendu de l’organisation mise en place dans les MM : certaines ont bien fonctionné, avec des réunions virtuelles, permettant des espaces de parole pour chaque travailleur, avec une cohésion préservée et une créativité dans la répartition des rôles. D’autres équipes étaient en souffrance, justement liée à l’absence de collectif. »
Le but a été de vérifier comment se portaient les équipes, mais aussi de leur proposer des outils pour gérer cette charge psycho-sociale, en encourageant la reprise des contacts et des réunions, en apportant aux MM non familiarisées à la visioconférence le mode d’emploi, en donnant également des trucs et astuces et des recommandations pour la reprise. Des séances plénières par visioconférence ont aussi été organisées pour permettre aux différents travailleurs des MM de partager leurs expériences et leurs bonnes pratiques, ainsi que les erreurs à ne pas réitérer. Comme s’en réjouit Stefania Marsela, « La Fédération a pu apporter son soutien tant aux appelants individuels, qui n’ont pas été si fréquents, que via le site avec des informations renouvelées très fréquemment, notamment sous la rubrique Covid, une newsletter plus fournie et les séances plus collectives. Le déconfinement lui aussi a été vécu assez diversement, selon les modalités de reprise, et nous avons soutenu les équipes dans la mise en place d’un fonctionnement souple et flexible, tenant compte des besoins des travailleurs. »
Du côté des travailleurs de terrain dans le secteur social, la situation n’a évidemment pas été simple non plus et là encore, en fonction des secteurs et des structures, il n’y a pas eu d’uniformité dans la continuité de l’offre des services, mais un grand inconfort a été vécu par tous par rapport à la capacité d’offrir aux usagers l’aide nécessaire.
Julie Kesteloot, coordinatrice des membres de la Fédération des services sociaux (FDSS), met l’accent sur cette disparité : « Certains services sont restés ouverts et accessibles, d’autres ont fermé les bureaux, ont continué en télétravail, avec un accompagnement à distance qui s’est réalisé tant bien que mal et avec des questionnements sur la possibilité et la qualité de cet accompagnement. Des peurs quant à la prise de risque pour le travail sur le terrain se sont manifestées par rapport au risque sanitaire, au manque de protection. Un vrai épuisement s’est fait sentir quant à l’incertitude et qui se prolonge aujourd’hui avec la reprise et la gestion de celle-ci. Si dans les services sociaux, il n’y a pas encore vraiment un afflux de nouveaux dossiers, on anticipe la crise sociale et on craint le flot de demandes qui devrait en découler. Or les mesures de distanciation sociale, d’hygiène, la gestion des rendez-vous, des salles d’attente entament déjà les capacités d’accueil, alors même que les travailleurs sociaux se sentaient déjà sous pression avant la crise du Covid. D’où la nécessité d’un renforcement de la capacité des équipes. »
Comme le souligne Julie Kesteloot, ce qui rend aussi le travail des travailleurs sociaux très compliqué et qui les met à mal, c’est l’absence de relais dans les administrations, les CPAS les mutuelles, les syndicats dont ils n’arrivent pas à joindre leurs interlocuteurs habituels et qui leur demande un surcroît de travail et beaucoup de temps perdu d’attente interminable au téléphone.
Heureusement, l’été a permis de recharger les batteries, de prendre du repos dans les équipes, mais l’automne s’annonce chargé tant sur le plan des dossiers qu’en matière de charge psycho-sociale pour les travailleurs en social-santé.
Nathalie Cobbaut