Plantons le décor
Nous sommes un vendredi matin, au mois de mars, dans les locaux d’un Centre Public d’Action Sociale (CPAS) de la région de La Louvière. Le CPAS vient de déménager. La salle où va avoir lieu l’animation du jour, cette fois assurée par l’asbl Question Santé, n’est pas encore définitivement prête pour accueillir l’activité dans des conditions parfaites de confidentialité. En effet, dans la salle, seule une ligne d’armoires sépare l’espace de réunion d’un couloir temporaire emprunté par le personnel du CPAS qui s’affaire dans les nouveaux locaux. Ce n’est pas l’idéal, mais pas inhabituel. Les conditions matérielles dans lesquelles se déroulent ces animations sont très variables, et ne sont pas toujours conformes à l’idée qu’on pourrait se faire d’un espace confortable. Ici, au moins, les participant·es aux activités de remobilisation – et l’animateur – disposent de café, de thé, de quelques biscuits. Des ateliers plastiques sont également organisés à l’usage des bénéficiaires, et les productions des participants à ces ateliers sont exposées sur quelques tables le long des murs.
Réunir les conditions nécessaires
Ces petites attentions créent déjà une ambiance conviviale, mais pour autant ne sont pas suffisantes pour accéder aux résultats espérés… Au sein de ce CPAS, on sent dès l’entrée que le personnel, notamment le service insertion, pourrait être qualifié de social. La participation aux ateliers que ce CPAS organise est volontaire, même si l’on peut soupçonner qu’une certaine pression est mise sur les bénéficiaires, peut-être pour assurer une fréquentation suffisante au déroulement de l’animation, qui demande une « masse critique » pour fonctionner correctement et efficacement. Obliger ou ne pas obliger, c’est une question qui suscite des débats au sein des CPAS qui organisent ces activités de « remobilisation ». Les réponses à cette question peuvent varier, même au sein d’un même CPAS. Les fondements de l’éducation populaire, et donc de l’éducation permanente, privilégient bien entendu la participation volontaire, car elle renforce l’engagement et aussi va faciliter la création de postures favorables au sein des animations. Mais ce n’est pas toujours aussi simple…
Les objectifs déclarés de l’éducation permanente
L’éducation permanente ne se réduit pas à une simple transmission de savoirs ou à une succession d’activités pédagogiques. Les associations d’éducation permanente ont une série d’objectifs déclarés. Pour rappel, parmi ceux-ci, on trouve : « favoriser l’émancipation individuelle et collective des adultes par la prise de conscience critique de la société et le développement de la citoyenneté active ». L’animateur est donc censé pour atteindre ces objectifs « développer les capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation des individus afin qu’ils puissent exercer leurs droits fondamentaux et participer activement à la vie sociale, économique, culturelle et politique ». Ces objectifs sont évidemment détaillés dans les divers décrets qui organisent les activités d’éducation permanente en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Susciter l’adhésion et la participation
L’animation va commencer. Les participant·es qui patientaient dans une salle attenante s’installent dans l’espace de réunion, déposent leur sac, prennent un carnet, un Bic, vont chercher un café… Le thème du jour est la santé mentale, au travers d’une animation dénommée : « Être bien dans sa tête, une obligation sociale ? » Parmi ces bénéficiaires, quelques personnes ayant déjà participé à une animation de l’asbl Question Santé, presqu’une année auparavant. Elles donnent l’impression d’être à l’aise, comme si cette autre animation avait eu lieu la semaine précédente, comme si elles ne redoutaient pas cet exercice, qu’elles avaient intégré que cette animation était sans risque. Parmi ces personnes, néanmoins, Jean-Marc, s’est assis à l’écart, comme l’année d’avant, montrant par son choix de s’isoler du groupe qu’il n’est pas dupe. Fatima, elle, sourit abondamment. Il y a quelques mois, elle avait été très active lors des discussions et avait montré une belle capacité à capter les enjeux des situations qui avaient été discutées. Elle sait déjà que l’activité qu’on va lui «proposer » va faire la part belle à son vécu, et à ses propres savoirs. Les autres, les novices sont encore prudent·es, et ne savent pas vraiment à quoi s’attendre.
L’ensemble des professionnel·les amené·es à dispenser une animation le savent : le début d’une animation est un moment important, qui souvent détermine le ton. C’est à ce moment que les postures se figent, les personnages se créent. C’est finalement là que peut se dessiner, en tout ou en partie, la réussite d’une animation, l’obtention de l’adhésion, la qualité de la participation.
L’animation bat son plein. Les langues se sont déliées. La participation est abondante. Pratiquement tout le monde exprime, raconte, confronte, commente, dans la mesure de ses compétences en expression orale. Parmi les novices, Johan, apparemment très intraverti, fait de gros efforts pour prendre la parole. Une autre participante, appelons-la Aurélie, renâcle en revanche à lire, ou même montrer les post-its qu’elle a pourtant soigneusement remplis. Elle semble très impressionnée, mais il n’y a visiblement pas que le stress de parler en public ou s’exprimer sur un sujet qui est présent chez elle. Relancée tout doucement, elle refuse une dernière fois. Jean-Marc a fini par quitter sa posture de refus, et sa position de repli stratégique au bout de la table. Ce qu’il apporte est extrêmement intéressant. La prochaine fois, il faudra presque le faire taire pour permettre à ses collègues de déposer eux aussi ce qu’ils ont à partager.
Et les externalités positives dans tout cela…
L’animation vient de se terminer, à l’heure, sans que les dernières minutes ne soient gâchées par les rangements de sacs, le bruit des chaises et les envies de consulter son téléphone. Ce n’est pas chaque fois le cas, c’est un indicateur utile. Johan n’est pas encore parti et traine un peu au bord de la table. Il finit par se rapprocher de l’animateur, lui serre la main longuement et vigoureusement et dit un simple « Merci » avant de quitter la pièce. Aurélie, elle aussi cherche le contact. Dans ses mains les post-its qu’elle n’a pas partagés au groupe. Elle les montre de loin. Sur ceux-ci, quelques mots pas très lisibles, et sur le dernier, un dessin. Au centre de ce dessin, un personnage ressemblant à celui qu’on trouve sur le tableau d’Edvard Munch, Le Cri. Sous ce personnage sont dessinées trois silhouettes. Aurélie, finit par s’expliquer : « Je n’ai pas pu en parler, mais voici mes post-its… Sur le dessin, c’est moi, avec mes trois enfants qui sont placés ».
Les animations d’éducation permanente tiennent leurs promesses, en tout ou en partie. Elles favorisent comme cité plus haut l’émancipation, les prises de consciences, renforcent les facultés d’analyse, apportent des compétences, etc. Mais aussi, dans leur projet collectif, elles apportent des choses en plus, un peu comme des extras. Être écouté, être entendu, partager des émotions en toute sécurité, éprouver du plaisir au sein d’un groupe, se (re)mettre en lien avec d’autres, retrouver une certaine fierté, … Autant de retombées imprévues, d’« avantages collatéraux », qui sortent du cadre initial de l’animation, mais qui constituent une valeur ajoutée significative, et améliorent le bien-être des personnes et qu’elles pourront emporter avec elles. Dans leur genre, des externalités positives, somme toute.
Eric Yvergneaux
NB : les prénoms utilisés sont des prénoms d’emprunts.