DossierSanté mentale
17.11.2023
Numero: 16

Des tuteurs de résilience pour des jeunes en souffrance

Les jeunes n’allaient pas très bien avant la crise sanitaire et les deux années de confinement ont aggravé la situation. Selon le premier volet de l’étude Belhealth sur la santé et le bien-être des Belges (Sciensano)1, publié début 2023, les niveaux d’anxiété et de dépression sont élevés, particulièrement chez les jeunes. Sur le terrain, ce profond mal-être se traduit, entre autres, par une très forte augmentation des demandes de consultations de suivi psychologique. Ce qui n’est pas anodin, comme l’a expliqué Charlotte Wilputte, psychologue-clinicienne2 au département « Ados, jeunes adultes » au Centre Chapelle-aux-Champs – Service de santé mentale, au cours de l’entretien qu’elle a accordé à Bxl santé.

Culture Potagère

Bxl santé : Il est beaucoup question de la souffrance mentale des jeunes ces derniers mois, des voix s’étaient même déjà élevées pendant le Covid-19. Comment se traduit ce mal-être, cette souffrance des jeunes dans le cadre de vos consultations ?

Charlotte Wilputte : Le nombre de demandes de suivi psychologique ou psychothérapeutique a explosé. Depuis deux ans, j’ai l’impression que tous les jeunes sont sur des listes d’attente pour pouvoir consulter un « psy », ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. On ne peut pas affirmer que tous les jeunes allaient bien, mais leur santé mentale est en train d’empirer. Et s’il faut un « psy » pour chaque jeune, probablement cela veut dire que quelque chose, à un niveau plus large, ne fonctionne pas. Il est impossible qu’une grande partie des jeunes aient besoin d’aller consulter, sans compter ceux qui sont en souffrance et qui ne sont pas en état de faire des demandes ou, tout simplement, qui n’y arrivent pas. Il y a également ceux qui ne demandent pas et qui ne vont pas bien, et qu’il faut aller chercher.

Il y a de l’angoisse chez les jeunes, mais également chez les parents, notamment par rapport à l’avenir qu’ils peuvent proposer à leurs enfants. .

De manière générale, il y a beaucoup de souffrance et, particulièrement, beaucoup d’angoisse. Nous nous retrouvons face à des jeunes très angoissés, confrontés à de nombreuses difficultés, en décrochage scolaire, etc. Il y a de l’angoisse chez les jeunes, mais également chez les parents, notamment par rapport à l’avenir qu’ils peuvent proposer à leurs enfants. Les enfants le ressentent et cela les angoisse aussi. Il en résulte une pression très forte, principalement par rapport à l’école. Mais, à se focaliser ainsi sur l’école, nous ne travaillons pas sur l’avenir ou sur le monde que nous pouvons leur proposer. Et, pour le moment, il est difficile de le faire quand le nôtre n’est pas très riche en propositions dignes de sens.

« Le Monde comme il va »

B.S. : Nous n’avons donc rien à leur proposer ?

C.W. : Notre société continue de leur proposer des trajectoires un peu éculées, comme réussir à l’école, avoir un diplôme, etc. Avec également beaucoup de propositions poussant à avoir de l’argent, à consommer… Ces propositions sont présentées comme des solutions rassurantes, mais elles ne marchent pas vraiment. Soit les jeunes se rendent compte que ces schémas dysfonctionnent, soit que ceux-ci ne leur correspondent pas parce qu’ils ne veulent pas s’inscrire dans la même lignée que celle de leurs parents, sans pour autant trouver d’alternative. Nous leur en proposons peu en somme.

Notre société met beaucoup sur leurs épaules parce que ce sont eux, les jeunes, qui sont notre futur. Parallèlement à cela, nous n’allons pas tellement les chercher, ni les entendre dans leurs besoins. Ils cherchent à pouvoir bouger les lignes, essayent d’autres choses dont ils ont envie : sortir des rails, aller explorer, expérimenter. Or, actuellement, tout va vers de moins en moins de possibilités. Cette tendance ne correspond pas au besoin de pouvoir, par moments, s’arrêter, se poser des questions, chercher… C’est de plus en plus compliqué pour tous, mais davantage pour les jeunes qui sont dans la précarité, parfois sans logement, sans solution. Le contexte actuel est extrêmement pesant.

Et le seul conseil, ou la seule réponse, que nous leur donnons pour le moment est d’aller voir un « psy », ce qui est assez interpellant.

Instantané de la situation dans les structures de soin

B.S. : Le troisième volet de l’étude Belhealth, paru en octobre, montre une tendance à la baisse de l’anxiété et de la dépression depuis la fin de la crise du Covid-19. Pourquoi cette tendance ne semble pas impacter le nombre de consultations des jeunes dans les services de santé mentale ?

C.W. : Dans notre service par exemple, la liste d’attente est toujours d’un an. Cela n’a absolument aucun sens de faire attendre les personnes qui sont en souffrance mentale, car cela ne fait qu’empirer leur mal-être. Peut-être que si nous pouvions recevoir en consultation les personnes sans tarder, les problèmes ne seraient pas accentués. Mais nous n’avons pas de place, et tous les services de santé mentale sont saturés. Les équipes n’arrivent pas à résorber le retard accumulé pendant le Covid. Les personnes restent ainsi dans des situations intrafamiliales parfois épouvantables, pendant plusieurs mois. Ce qui fait imploser la situation dans les familles où vivent ces jeunes. Et en l’absence de relais, les hôpitaux sont surchargés. La situation n’est pas meilleure dans la prise en charge des adultes en souffrance mentale dans ces structures de soin.

On observe une complexification des situations. Avant, avec un jeune, il fallait juste travailler sur un problème de phobie scolaire par exemple. Actuellement, tout se mélange… 

Les situations se sont aggravées en l’absence de réponses plus rapides qui auraient permis de les faire dégonfler. Parfois, il s’agissait des situations qui n’étaient peut-être pas dramatiques, mais qui, parce qu’il n’y a pas eu d’espace pour mettre les choses en place, ont pris une autre dimension et sont devenues intenables. On observe une complexification des situations. Avant, avec un jeune, il fallait juste travailler sur un problème de phobie scolaire par exemple. Actuellement, tout se mélange et devient super chargé. Aux problèmes de précarité, viennent s’ajouter des problèmes scolaires, des problèmes avec les générations précédentes, avec, parfois aussi, des questions migratoires, de genre ou d’abus sexuels. Les situations sont compliquées et nécessitent du temps.

Voilà pourquoi nous travaillons en équipe multidisciplinaire : pour pouvoir apporter des réponses complexes à des situations qui le sont tout autant. Les professionnels doivent travailler à plusieurs, se mettre en réseau, refaire du tissage autour de ces jeunes.

Comment augmenter leur résilience ?

B.S. : Il faudrait certainement davantage de moyens, de ressources pour les soigner. Cependant, dans une allocution faite devant le Parlement francophone bruxellois en début d’année, la pédopsychiatre Sophie Maes soulignait que le problème n’était pas tant les moyens, mais plutôt un environnement qui rendait les jeunes malades. Leur donner un contexte éducatif de qualité, bienveillant et à leur écoute les aiderait davantage.

C.W. : Elle a raison, bien que des ressources soient également nécessaires pour créer des espaces où ils peuvent parler. Mais pour parler, il faut qu’ils aient confiance. Et prendre la parole, cela s’apprend. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on arrive à exprimer ses besoins, ses ressentis. Il faut des lieux sécurisants. Leur donner une vraie place et les écouter seraient déjà un bon début. À Bruxelles, il existe quelques projets qui le font. On ne peut qu’espérer que ceux-ci leur permettront d’être résilients.

Il faut des tuteurs, parce que les jeunes ne vont pas rebondir seuls, il leur faut des appuis 

Boris Cyrulnik, le neuropsychiatre et psychanalyste français qui a popularisé le concept de la « résilience », parle de « tuteurs de résilience ». Il faut des tuteurs, parce que les jeunes ne vont pas rebondir seuls, il leur faut des appuis. Cela peut être un·e enseignant·e, un·e « psy », un·e professeur·e de sport, etc. Et si cela est possible, il en faut plusieurs. Toute personne peut être tuteur, mais il faut quand même que le jeune y ait accès.

L’accès à la parole est aussi un tuteur. Être acteur·trice de changement est également une autre manière de venir faire résilience. En étant des acteurs de changement, les jeunes font alors quelque chose des difficultés qu’ils repèrent. Comme dans le projet « Jeunes et santé mentale » mené à la Ligue bruxelloise pour la santé mentale (voir second article du dossier) et qui fait participer des jeunes. Chass’Info et Bru-Stars, le réseau bruxellois en santé mentale pour enfants et adolescents, mènent aussi des projets participatifs avec des jeunes.

Comme référente psychologue au projet mené à la Ligue, il faut souligner que les jeunes, qui venaient de tous les milieux confondus, ont été très impliqués, avec un grand respect entre eux. Leur implication a été remarquable et c’est peut-être là où réside l’espoir : quand nous leur ouvrons des portes, créons des espaces de rencontre, ils y vont. Ils investissent ces lieux. Peut-être faudrait-il miser là-dessus. Et si nous arrivons à articuler tous les niveaux de pouvoir, sans exclure les jeunes de la chaîne des décisions, alors les choses recirculeront et cela leur redonnera une place dans la société. Et une place dans la société est quand même un facteur de résilience.

Pour terminer…

B.S. : En attendant que d’autres initiatives ou projets incluant les jeunes voient le jour, y a-t-il d’autres voies à explorer pour les aider ?

C.W. : Est-ce qu’au sein des familles, les parents n’ont pas à travailler un peu sur le sens à donner à leur vie ? Dans un effet de rebond après la pandémie ? Que s’est-il passé pendant le Covid ? Les jeunes se sont souvent retrouvés enfermés avec des parents en télétravail toute la journée, en dépression, en burn-out à cause de leur travail, etc. C’est sur eux que les jeunes doivent s’appuyer pour se projeter et il n’est pas facile de le faire dans de telles conditions.

S’il y a quelque chose à faire, c’est penser un minimum à soi : « Quel sens donner à sa vie ? », « Comment en faire quelque chose dans un monde qui n’est pas très en forme ? », « Quel sens donner à son travail ? Quel plaisir trouver dans sa vie ? Comment rééquilibrer les choses ? Quel temps consacrer à sa famille ? », etc. Il y a là quelque chose à transmettre. Parce que quand la principale émotion transmise est l’angoisse, la principale émotion qui est réceptionnée est l’angoisse. Est-ce cela que les jeunes doivent se réapproprier ? S’ils peuvent se réapproprier autre chose que de l’angoisse, un peu de positivité, un peu de sens par exemple, ce serait plus soutenant. Ceci vaut pour les parents, mais aussi pour tous les professionnels de première ligne. Être transmetteurs de sens est important.

Anoutcha Lualaba Lekede


  1. Cohorte belge santé et bien-être (Belhealth) est une étude longitudinale réalisée par Sciensano et qui suit la santé et le bien-être d’un large groupe d’habitant en Belgique pendant au moins deux ans. Dans ce premier volet sont présentés les principaux résultats relatifs aux différentes dimensions de la santé mentale : anxiété, dépression, satisfaction de vie, inquiétudes et santé mentale positive… Sur,  first_results_belhealth_fr_0.pdf (sciensano.be).
  2. Charlotte Wilputte est également coordinatrice pour la thématique « Adolescence » à la Ligue bruxelloise pour la santé mentale.

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