AnalysesTravail
15.05.2023
Numero: 14

La souffrance au travail : une réalité qui fait mal

De nombreuses études montrent que la santé physique et psychologique des travailleurs se dégrade. En cause : la charge de travail et la pression sans cesse croissantes. La Fédération des maisons médicales a consacré un dossier à ce sujet dans la revue Santé conjuguée et a proposé, en collaboration avec l’Association bruxelloise pour le bien-être au travail, un cycle sur le burn out dans le secteur non-marchand au questionnement évocateur : « Prendre soin des autres jusqu’à l’épuisement ? ».

Exhausted Nurse Or Assistant In Whitecoat And Uniform Suffering From Headache

« Au 31 décembre 2020, l’Inami recensait un demi-million de Belges en incapacité de travail de longue durée. La majorité des personnes en invalidité sont des femmes (57%) et des travailleurs âgés de plus de 55 ans (43%). Les deux groupes de pathologies les plus représentées sont des troubles mentaux et du comportement (dépression, burn out, stress et dépendances) et les troubles musculosquelettiques. »

Tels sont les chiffres qui ont été répétés au début de chaque activité organisée dans le cadre du cycle sur le burn out, que la Fédération des maisons médicales (FMM) et l’Association bruxelloise pour le bien-être au travail (ABBET) ont proposé au public ces mois de février et mars derniers. Des chiffres qui figurent également dans le dossier « Travailler au péril de sa santé ? »1 de la revue Santé conjuguée n°101 (décembre 2022). L’auteure de ce texte, Pauline Gillard, chargée d’études en éducation permanente à la FMM, cite notamment cette étude d’Eurofound (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail) datant déjà de 2015 où près d’un·e -travailleur·se sur trois estimait que sa santé est affectée négativement par son travail. Les profils les plus à risque ? Les femmes, les travailleurs ayant un niveau d’éducation plus faible et les travailleurs plus âgés.

Le volet belge d’Eurofound met en exergue le fait que la santé mentale des travailleur·euse·s est davantage malmenée dans les secteurs de l’agriculture, des activités spécialisées, scientifiques et techniques et de l’administration publique, de la défense, de la sécurité sociale, de l’enseignement, de la santé et du social. L’utilisation importante de nouvelles technologies entraîne des scores plus faibles en termes de bien-être psychologique et d’équilibre entre vie professionnelle et privée. Autre dimension rapportée dans le dossier de la revue Santé Conjuguée : la ségrégation entre hommes et femmes au travail, avec des salaires inférieurs pour les femmes, des emplois davantage précarisés pour ces dernières et le fait qu’elles assurent aussi le travail domestique, non rémunéré.

Un cycle pour appréhender l’épuisement professionnel

Dans le cadre des trois soirées proposées lors du cycle « Burn out dans le non-marchand », dont l’objectif était d’ouvrir le débat auprès des participant·e·s, ce sont les réalités de l’épuisement professionnel qui ont été mises en lumière. Avec la première soirée, par le biais d’une pièce de théâtre-action, créée et jouée par des personnes qui ont vécu le burn out, et suivie d’un débat. La pièce « Brûlés de l’intérieur »2 retrace ce mal qu’on ne voit pas venir, souvent mal perçu et chargé de préjugés, généralement rattaché à des circonstances personnelles plutôt qu’à des causes sociétales, alors qu’il est de plus en plus fréquent puisqu’entre -2016 et 2020, le nombre de cas de burn out de longue durée a augmenté de 36% en Belgique.

La seconde soirée s’est tenue sous la forme d’une conférence-débat sur le thème : « Secteurs féminisés, secteurs épuisés ? ». Une approche féministe des tâches du care, majoritairement dévolue aux femmes, y a notamment été explicitée par Nathalie Hirtz, chercheuse au Gresea : « La manière dont le travail est organisé est androcentrée. Le travail de reproduction qui englobe notamment le travail du soin est assigné aux femmes, alors que le travail de production dont découle le profit revient aux hommes. La plupart du temps, le travail de reproduction est gratuit et donc invisibilisé. Mais, là où il est devenu une activité professionnelle, il est marchandisé et la logique productiviste lui est désormais appliquée. »

Selon Rachel Carton, coordinatrice et conseillère en prévention aspects psychosociaux auprès de l’ABBET, cette marchandisation du care, notamment dans les maisons de repos de grands groupes comme Orpéa, a un impact très fort sur la santé des  travailleur·euse·s(à 80% des femmes) et mène à des burn out. « L’organisation du travail laisse de moins en moins de marge de manœuvre avec des contraintes de temps (15 toilettes en 1h30), une standardisation des procédures, des modes opératoires, le développement de technologies de contrôle et de traçabilité (s’enregistrer dans l’établissement, dans la chambre, en entrant, en sortant…). Tout cela entraîne des dilemmes éthiques, des arbitrages car il n’est plus possible de répondre à tous les objectifs : comment faire les tâches, se préserver et maintenir la relation ? »

Lors de la conférence-débat, Annalisa Casini, chercheuse à l’UCL, a évoqué une enquête menée dans le secteur de l’aide à domicile, pris en charge à 91% par des femmes souvent issues de l’immigration, et au sein duquel le taux de turn over et de burn out est extrêmement élevé. Enfin Malika Roelants, pédiatre, a fait part de son expérience lors de sa spécialisation en pédiatrie et dans son travail au CHU Saint-Pierre où la logique marchande est elle-aussi présente, notamment pour rattraper les pertes liées à l’annulation de consultations en période Covid. En tant que membre du collectif Santé en lutte, elle a également proposé la vision d’une vidéo illustrant le quotidien d’une soignante aux Cliniques Saint-Luc suite à la mise en œuvre d’un nouveau logiciel d’organisation et ses conséquences sur le travail des soignants3.

Troisième soirée du cycle, en mars dernier, avec la projection d’un film éclairant sur l’organisation du travail dans les salles d’opération dans un hôpital public parisien, « Burning out, dans le ventre de l’hôpital » de Jérôme Le Maire, avec là encore le management des interventions réglé comme du travail à la chaîne et la souffrance, la perte de sens et les tensions que ce mode d’organisation a amené dans les équipes soignantes.

 

Un dossier qui interroge les causes

Dans la partie consacrée aux mutations dans le monde du travail du dossier de Santé conjuguée, l’on appréhende bien le tournant que le système d’emploi a connu dans les années 80 et qui mène aujourd’hui à cette dégradation des conditions de travail, de manière généralisée. Citant Nicolas Latteur, l’auteure caractérise l’évolution d’un univers professionnel qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, « se structurait autour de trois caractéristiques majeures : un modèle d’emploi stable, le CDI, un compromis social fort entre les entreprises, les syndicats et l’État, et un plein emploi »4, pour évoluer vers le modèle « Walmart », « qui conduit à une pression à la baisse des salaires et des produits pour la recherche d’un profit maximal »5 et fondé sur la création de la valeur actionnariale, « c’est-à-dire la production de valeur au profit des actionnaires telle que les marchés boursiers la déterminent »6 .

Le dossier comprend également une analyse de la prise en charge de la souffrance au travail en maison médicale, de plus en plus présente dans les consultations des soignants, mais sans que ces derniers soient réellement armés pour aborder cette question avec leurs patients et afin de les aider. Un article relatif à la loi sur le bien-être au travail et la prévention des risques psychosociaux vient encore compléter ce dossier. Une prévention qui n’est pas forcément atteinte dans les structures de travail, malgré les avancées introduites dans la législation, comme le relève Rachel Carton, coordinatrice de l’ABBET.

En 2022, la FMM a travaillé en interne sur cette problématique de la souffrance au travail et en 2023, avec l’ABBET, dans le cadre du programme d’éducation permanente destiné aux soignant·e·s et à un plus large public. En donnant la parole aux professionnels de santé et en resituant cette souffrance sur un plan politique et non de manière individuelle, pour tenter de se départir d’une idéologie managériale et des normes d’efficacité et retrouver du sens au travail en recréant du collectif autour ces questions.

Nathalie Cobbaut


  1.  A télécharger sur le site de la Fédération des maisons médicales : https://www.maisonmedicale.org/wp-content/uploads/2023/01/sc-dossier-101-etude.pdf
  2. Pour plus d’infos et les dates à venir : https://www.theatre-action.be/spectacle/brules-de-linterieur/ 
  3. https://www.facebook.com/watch/?v=320124819608540
  4. Nicolas Latteur, le travail, une question politique, Aden, 2013, p.66
  5. V. de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Seuil, 2011, pp.212-213
  6. P. Dardot, C. Laval, la nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, cité par N. Latteur, op.cit., p.32

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