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15.05.2023
Numero: 14

Ordonnance Bruxelles Numérique : une accélération du digital décriée

Depuis la période Covid, bien des services publics et privés privilégient toujours plus un accès et une utilisation dématérialisés. Avec l’avant-projet de décret et d’ordonnance conjoints de la Région de Bruxelles-capitale, de la COCOM et de la COCOF sur la transition numérique des institutions, les autorités veulent faire de Bruxelles une Smartcity1. Au détriment de l’accès aux droits pour les plus fragilisés. Réactions du terrain.

20230510 Img Bs14 Site Bxlnumérique

« Toute procédure administrative est intégralement disponible en ligne au bénéfice des usagers au sein d’un guichet électronique » (art.4), « Les institutions garantissent aux usagers le droit de communiquer avec elles en ligne » (art.5), « Les institutions informent les usagers des canaux appropriés à la communication en ligne » (art.7) : il ne s’agit là que de quelques extraits des dispositions contenues dans l’avant-projet de texte approuvé en première lecture par le Gouvernement bruxellois le 9 mars dernier, mais qui donnent le ton concernant la volonté de numérisation des services publics régionaux et locaux.

Or, depuis plusieurs mois, ce texte suscite des réactions importantes au sein du monde associatif bruxellois. A l’initiative de la société civile et portées par un des moteurs de ce mouvement, l’asbl Lire et Ecrire dont les usagers sont directement concernés par la fracture numérique, des actions sont menées dans la capitale. Carte blanche parue en novembre 2022 dans la presse et signée par 200 associations, qualifiant l’ordonnance de discriminatoire, rencontre avec Bernard Clerfayt (DéFI), ministre bruxellois de la transition numérique et porteur du projet, en décembre dernier, qui a débouché sur une modification du texte initial, mais beaucoup trop timide de l’avis de la société civile, manifestations dans plusieurs communes bruxelloises en 2023, rédaction d’un Code du numérique alternatif par l’association Les  habitant·e·sdes images2 : la mobilisation est soutenue.

Pas contre, mais peut (beaucoup) mieux faire…

« L’idée n’est pas de combattre en soi la digitalisation des services », explicite Iria Galván Castaño, responsable de recherche auprès de Lire et Écrire Bruxelles. « Mais les atouts en termes d’efficacité ne concernent pas l’ensemble de la population bruxelloise, loin s’en faut. En effet, selon le Baromètre de l’inclusion numérique 20223, près de deux Bruxellois sur cinq (et pratiquement un Belge sur deux) sont dans une situation de vulnérabilité numérique. Il est donc impossible de laisser sur le bord de la route cette partie de la population qui a besoin d’alternatives au digital et une garantie d’accès à leurs droits par d’autres voies. »

Afin de permettre aux personnes qui n’ont pas les compétences numériques suffisantes pour ouvrir les droits sociaux et de santé auxquelles elles peuvent prétendre, il s’agit donc de prévoir explicitement l’organisation de permanences physiques (guichets), téléphoniques (notamment pour prendre RV mais aussi afin de traiter les dossiers pour les publics qui ne peuvent se déplacer), ainsi que le maintien de la communication écrite via des lettres. Il est également précisé que ces services doivent être accessibles, de qualité, en nombre suffisant, adaptés, avec du personnel compétent et accueillant. Car, aujourd’hui, la raréfaction de ces services entraînent des retards dans l’accès aux droits fondamentaux, notamment en matière de santé, et dans la prise en charge des personnes. Cette situation engorge également les services sociaux et de santé qui pallient ce manque d’accessibilité, en traitant de nombreuses demandes liées à cette question de la fracture numérique.

Comme le souligne Iria Galván Castaño, « Etant donné le gain de temps engrangé par les démarches effectuées en ligne par les citoyens, les administrations devraient pouvoir mettre en place ces solutions alternatives et inclusives. »

Des avis plutôt négatifs

Si le ministre Clerfayt estime sans doute avoir pris en compte ces points de vue en insérant dans le projet de texte une partie III « Bruxelles Inclusive » qui prévoit que les institutions doivent garantir une alternative à toute procédure administrative, communication ou formulaire en ligne et un accompagnement des usagers privés (art.13), le principal reproche adressé par le monde associatif à ce texte est que cette disposition ainsi rédigée ne prévoit qu’une obligation de moyens, et non de garantie, laissant la liberté aux acteurs institutionnels de la manière d’opérationnaliser ces mesures, sans obligation, ni sanction en cas de défaut.

Unia et le Service de lutte contre la pauvreté ont rendu un avis commun sur la digitalisation des services (publics ou privés)4. Leurs recommandations portent notamment sur le risque de discrimination liée à la digitalisation de services et de non-recours aux droits, vu cette dématérialisation. Les deux services plaident donc pour garantir légalement, sans surcoût, des modalités d’accès aux services publics et privés et plus largement aux services d’intérêts généraux, en refusant le tout numérique, en améliorant l’accès du numérique lui-même et en tenant compte des réalités des groupes vulnérables.

Autre avis sur l’avant-projet d’ordonnance : celui de Brupartners, l’instance chargée d’assurer la concertation sociale entre les partenaires sociaux et le Gouvernement bruxellois, qui met notamment l’accent sur quatre grands principes : les démarches doivent être inclusives, simples dans leur conception, la collecte de données doit être unique et tout doit être accessible. Une des critiques du texte porte là-aussi sur l’obligation uniquement de moyens quant aux dispositifs en vue d’aider les personnes hors connexion.

Un accompagnement insuffisamment financé

Lors d’une audition dans le cadre de la Commission des Affaires économiques du Parlement bruxellois, le 26 avril 2023, le réseau CABAN (Collectif des acteurs bruxellois de l’accessibilité numérique) et des acteurs actifs dans l’accompagnement numérique, comme les EPN (Espaces publics numériques), se sont exprimés, non pas contre le numérique avec lequel ils sont parfaitement à l’aise. Mais comme l’a rappelé Stefan Platteau, président du réseau CABAN, « il s’agit de réagir contre une accélération du numérique, qui entraîne une démultiplication des situations problématiques, ainsi que des demandes de collaboration d’acteurs du non-marchand ou parapublics qui ont besoin d’être accompagnés car ils ne se sentent pas outillés pour encadrer les publics en demande. Or les projets d’accompagnement des citoyens et des associations, pris en charge par les EPN, demandent du temps et reposent sur des financements non pérennes, comme si le fossé numérique n’était qu’un problème transitoire, ce qui manifestement n’est pas le cas. »

Si l’accompagnement est une des pistes évoquées dans le projet de décret/ordonnance et particulièrement dans la partie III « Pour une Bruxelles inclusive », il n’en reste pas moins qu’il n’est pas développé dans une mesure à la hauteur des besoins. « Cet accompagnement doit être organisé au sein des services publics eux-mêmes afin de diminuer la distance entre les usagers et leurs droits et ne pas faire reposer le système sur le secteur associatif, de plus en plus sollicité pour faire les démarches que la population n’arrive pas à effectuer en raison de la fracture numérique. » Lors de l’audition, un monitoring social 1030 sur la commune de Schaerbeek a été présenté  et il a permis de recenser le temps important passé par des associations afin d’aider les usagers dans leurs démarches en ligne (bourses d’études, chômage, déclaration d’impôt…), au détriment du véritable travail social.

Au-delà de ces auditions en commission du Parlement bruxellois, un grand débat sera organisé à l’ULB (auditoire R42) le jeudi 25 mai prochain sur le projet d’ordonnance en présence des six partis politiques francophones. Gageons que leur prise de position pourra faire évoluer le texte déposé par le Gouvernement bruxellois, afin de garantir les droits des moins numérisés.

Nathalie Cobbaut


  1. Ou Ville intelligente, désignant la capacité d’un ville à utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC) pour améliorer la qualité des services urbains ou en réduire les coûts
  2. http://www.habitants-des-images.be
  3. https://kbs-frb.be/fr/malgre-la-numerisation-croissante-pres-dun-belge-sur-deux-en-situation-de-vulnerabilite-numerique
  4. https://www.unia.be/files/Documenten/Artikels/
    avis_relatif_à_limpact_de_la_digitalisation_des_services_(publics_ou_privés).pdf

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