« La dimension genre et santé a souvent été occultée et l’est toujours », souligne Yves Coppieters, ministre de la Santé, de l’Environnement, des Solidarités, de l’Économie sociale, de l’Égalité des chances et des Droits des femmes, présent pour introduire la journée. « Des politiques adaptées doivent être mises en place. D’autant que les femmes doivent encore trop souvent faire face à des préjugés et des violences liées au genre. » Le ministre évoque aussi les violences domestiques et sexuelles et leurs impacts sur la santé mentale des femmes, la santé des femmes au travail (« Parmi les personnes en incapacité de travail, deux tiers sont des femmes ») et la monoparentalité (« Les parents solo sont à 83% des femmes et la santé est l’une des premières dépenses auxquelles ces familles renoncent »).
Au tour de Nathalie Cobbaut, journaliste à Question Santé, de présenter ce qui fut le point d’amorce de cet événement : la publication Doc Santé intitulée « Genre en social-santé : quelle prise en compte ? », sortie fin 2024 et mettant en exergue les enjeux propres à cette thématique au travers d’interviews, tout en pointant des initiatives de terrain en la matière.
Un peu d’histoire…
Valérie Piette a ensuite ouvert le bal de cette matinée d’exposés. Déroulant le fil de l’histoire du concept de genre, souvent malmené ou détourné, l’historienne et professeure à l’Université libre de Bruxelles (ULB) rappelle l’importance des mots. Elle s’appuie alors sur une définition du sociologue français Eric Fassin : « Le genre est un concept. Ce n’est pas une théorie ni une idéologie mais un outil qui aide à penser. » Exit l’idée selon laquelle le genre aurait été inventé par la pensée féministe. Ce concept nous vient du monde médical et sera ensuite repris par les sciences sociales, puis le monde académique et militant, ainsi que les instances internationales. Petit à petit, les études de genre se développent, prenant pour objet les rapports sociaux entre les sexes. L’historienne évoque aussi le concept d’intersectionnalité, développé en 1989 par l’afro-américaine Kimberlé Crinshaw pour mettre en évidence la multiplicité des marqueurs identitaires (couleur de peau, âge, orientation sexuelle, classe sociale…), des formes de discrimination et des oppressions.
Entrant au cœur du sujet sur la place des femmes dans la santé, l’historienne rappelle : « Les femmes ont toujours soigné, ont toujours été dans le care… Pensons aux sorcières, aux sages-femmes, aux infirmières… Mais ce savoir leur a été confisqué par le savoir universitaire. Après la Révolution française, la science prend le dessus et les femmes n’y ont pas accès. Les femmes entreront très tard dans le monde universitaire et le monde de la médecine. »
Telle une note d’espoir, elle souligne l’émergence de mouvements de réappropriation de leur corps par les femmes, telle que le Self Help gynécologique des années ‘70, une méthode d’investigation de leur sexe par les femmes. Et aujourd’hui encore, des associations comme Femmes et Santé visant à lutter « contre la tendance à surmédicaliser les femmes, contre une longue histoire de contrôle et d’emprise sur le corps et la santé des femmes ».
Parentalité et inégalités de genre
La directrice de la Ligue des familles, Madeleine Guyot, est ensuite venue nous parler de parentalité au centre des inégalités entre les femmes et les hommes. Chiffres et constats à l’appui, elle pointe le coût de la maternité pour les femmes sur le marché de l’emploi. « C’est lié à une dimension sociale : les femmes sont poussées vers la famille et les hommes vers le travail. » Dès la première année de parentalité, les femmes auront tendance à diminuer leur temps de travail et leur salaire. A droit égal, elles sont aussi quatre fois plus nombreuses que les hommes à prendre un congé parental.
Madeleine Guyot aborde aussi l’impact de la parentalité sur la santé des femmes. Quelques chiffres encore : les mères ont un risque accru de 40 % d’être en incapacité de travail par rapport aux pères. « La surcharge du travail des femmes, à savoir les doubles ou triples journées, peut être néfaste pour leur santé. A cela s’ajoute l’impact physique de la grossesse et de l’accouchement. Tout cela entraîne un accroissement des écarts de genre en termes de fatigue et de détresse émotionnelle. » Et des risques plus importants pour la santé mentale des femmes.
Après avoir passé en revue plusieurs recommandations de la Ligue des familles concernant le congé de paternité/coparentalité et le congé parental, sa directrice s’inquiète aussi de certaines mesures annoncées par le récent gouvernement Arizona : « Il est question de plus de flexibilité sur le marché du travail, alors que c’est déjà ingérable pour les familles monoparentales. Par ailleurs, les réformes du droit du travail et des pensions auront un impact plus important sur les femmes. »
Genre et médecine :
l’expérience suisse
En visioconférence depuis la Suisse, Carole Clair, médecin, professeure, chercheuse clinique et communautaire accompagnée de Joelle Schwarz, sociologue et épidémiologue, toutes deux responsables de l’Unité santé et genre à l’Université de Lausanne, ont plongé les participant·es dans une réflexion à la croisée du genre et de la médecine, au travers de trois exemples de terrain.
Leur cours d’introduction en médecine et genre, par exemple, invite les étudiant·es à prendre conscience de l’idée que « la production du savoir médical est située historiquement et socialement ». Elles reviennent sur le discours médical au 19e siècle, qui légitimait une nature supérieure des humains masculins et blancs et l’infériorité naturelle des femmes, et expliquent la rupture au 20e siècle avec l’arrivée du concept de genre comme construction sociale. « A partir des années 60, le standard de l’homme blanc n’est plus approprié. Il y a une remise en question fortement poussée par les mouvements féministes, dont le Women Health. » Parmi les revendications de l’époque, celle d’inclure les femmes dans le monde de la recherche, à la fois comme sujets (dans les échantillons) et comme actrices (dans les équipes).
Dans le public, une participante interroge les deux intervenantes sur les éventuelles répercussions du contexte étasunien sur le monde de la recherche en Suisse. Réponse des intéressées : « Nous avons des craintes. L’absence d’inclusion des femmes et des diversités dans la recherche va induire des biais. On va invisibiliser plus de 50% de la population ! En Suisse, parallèlement à cela, nous devons aussi faire face à des coupes budgétaires. Et ce que l’on voit aussi, c’est un discours plus assumé contre le genre, un discours anti ‘woke’ décomplexé. Il est donc important d’institutionnaliser les questions de genre, et d’être fort·es et solidaires. »
Les deux chercheuses évoquent aussi un projet pilote visant à sensibiliser les étudiant·es aux potentiels biais de genre dans la pratique clinique et à interroger les stéréotypes et discriminations à l’œuvre dans le traitement de la douleur. Enfin, Carole Clair et Joelle Schwarz parlent de prévention du sexisme et du harcèlement sexuel au travers de campagnes et autres initiatives développées à l’Université, afin de pointer la sexualisation du corps des femmes sur leur lieu de travail.
Sur le terrain, du rire aux larmes
Dans l’après-midi, Halimatou Barry a évoqué les concepts abordés dans le cadre d’une formation donnée par l’ONG féministe Le Monde selon les femmes, pour une meilleure appréhension du genre dans les programmes et projets des associations, suivie d’une table-ronde réunissant un panel de professionnelles de terrain invitant à questionner le genre dans leurs pratiques. Autour de la table : Lola Clément, de l’asbl Transit, à la salle de consommation à moindre risque Gate, Anastasia Galouzine, du Centre de prise en charge des violences sexuelles (CPVS) de Bruxelles, Nicki Soultatos, de la maison médicale La Passerelle (Liège), Cindy Meirsschaut, du centre de jour pour femmes Circé de L’Ilôt asbl, Halimatou Barry de l’asbl Le Monde selon les femmes et Charlotte Pezeril, de l’Observatoire du sida et des sexualités.
Au cours des échanges, émergent certaines difficultés rencontrées sur le terrain pour fournir une réponse adaptée aux femmes en grande vulnérabilité, migrantes, usagères de drogues, sans-abri et/ou porteuses de lourds traumas : manque de temps, de formation, de structures adaptées… D’où la nécessité d’identifier les vulnérabilités qui s’entrecroisent (intersectionnalité). « Soit on est formé à l’approche addiction, soit aux violences sexuelles, il faudrait être formé à la combinaison de ces approches », souligne une personne du public. Lola Clément opine : « De même, les femmes sont renvoyées soit vers des structures de santé mentale, soit vers les structures d’aide pour addictions. On doit choisir sur quoi on veut être soignée. Il n’y a pas de prise en charge globale. » Se pose aussi la question de l’invisibilisation des femmes en grande vulnérabilité et leurs craintes de voir leurs enfants placés si elles révèlent leur situation.
Face aux différents récits de terrain, poignants, qui se partagent, une personne du public s’interroge sur les ressources des travailleuses pour tenir le coup au quotidien. Et parmi ces outils (supervisions, intervisions, moments de décompression, « apprendre à laisser derrière la porte, une fois rentrée chez soi »…), le rire, qui fait l’unanimité autour de la table. « Ce n’est pas que de la tristesse, pas que des inégalités. On prend soin et on rit aussi ensemble. Ces femmes nous apportent beaucoup à nous aussi, travailleuses. »
Les participantes partagent aussi quelques pistes pour tenter de faire bouger les lignes au niveau politique : sensibiliser à ces enjeux, en parler, manifester, s’impliquer dans des associations, intensifier les plaidoyers…
Et pour conclure cette journée, le directeur de Question Santé, Bernard Guillemin, dépose ces quelques mots : « On a besoin de beau. »
Céline Teret