InitiativesSanté mentale
03.12.2024
Numero: 20

Le Club Antonin Artaud ou l’art comme médium entre soi et le monde

Dans le cadre de la dernière Semaine de la santé mentale à Bruxelles, en octobre dernier, le film documentaire « Constellations » de Stéphanie Fortunato a été projeté au Pianofabriek. L’occasion de se (re)plonger dans l’univers du Club Antonin Artaud, créé en 1962 et qui demeure un lieu alternatif dans le domaine de la santé mentale, basé sur l’art-thérapie et le collectif autour de ces activités.

Le Club Antonin Artaud Constellations

Le Club Antonin ArtaudSitué au cœur du quartier du Béguinage à Bruxelles-ville, le club Antonin Artaud (CAA) est une ASBL qui accueille, depuis 1962, des personnes adultes souffrant de troubles psychiques et qui ont le souhait de retrouver des liens sociaux, un rythme de vie et celui de reprendre une place autonome au sein de la société. Mis sur pied par un groupe de patients de l’hôpital Brugmann dans le sillage de l’antipsychiatrie[1], il y a plus de soixante ans, le CAA se base depuis toujours sur l’activité artistique pour permettre à ses membres de se reconstruire. Des artistes ont été associés au projet, dès l’origine. L’art y est central comme vecteur de réhabilitation des personnes accueillies. Reconnu comme centre de jour et de réadaptation fonctionnelle, le CAA dispose d’une équipe médico-psycho-sociale pluridisciplinaire, composée d’une psychiatre, de psychologues, d’assistants sociaux, kiné, ergothérapeutes, secrétaires et animateurs artistiques.

Des ateliers multiples – artistiques bien sûr (arts plastiques, musique, chant, écriture, théâtre, danse…), mais aussi centrés sur le corps (méditation, yoga, relaxation, corps et rythme…) et autour du quotidien (cuisine, sorties culturelles, repas communautaires…), ainsi qu’un groupe de parole – y sont proposés. Les membres y participent selon le principe de « fréquentation modulée », soit un programme de participation personnalisé et évolutif, après une période d’essai des différents ateliers. Comme l’expliquait Frédéric Rolland, qui fut médecin directeur du CAA, dans une communication faite en 2015 lors d’un colloque organisé par la Plateforme bruxelloise pour la santé mentale, « Les ateliers et espaces de création dans les institutions de santé mentale visent à se décaler des préoccupations quotidiennes pour se retrouver dans une sorte de bulle, permettant un moment de « faire » et d’« être » hors de la parole, et hors problème. Ces espaces, ces moments de création permettent une mise en mouvement personnelle, un temps de bien-être, de plaisir, organisé autour d’une production issue de soi. »[2] A l’instar d’autres structures comme L’Autre Lieu ou de la compagnie « L’Appétit des indigestes », déjà abordés dans Bruxelles santé[3].

« Juste présente dans les interstices »

C’est de toutes ces activités artistiques dispensées dans une perspective de promotion du bien-être dont Stéphanie Fortunato a voulu rendre compte dans une création qui nous éclaire sur le parti pris de ce lieu de soins alternatif. Belgo-italienne, formée à l’architecture et ensuite élève de l’école française réputée pour sa formation en cinéma, la Fémis[4], elle réalise des films depuis une quinzaine d’années, dans lesquels elle explore le vécu et l’histoire de communautés vivant dans des espaces urbains et traversés par les dimensions de transmission, d’histoire, d’idéal et d’utopie. Elle s’est également impliquée dans des projets sociaux, comme le centre d’hébergement d’urgence Mouzaïa à Paris, avec des groupes de femmes dans le cadre de Vie Féminine, à Bruxelles ou encore dans le cadre de TV Forest, un projet intergénérationnel et citoyen mené dans cette commune, avec le Service Senior, le magazine Amour et Sagesse et le centre Ten Weyngaert[5].

C’est avant tout la poésie que l’on retient du film documentaire « Constellations » pour lequel la réalisatrice s’est plongée dans l’univers du CAA pendant des mois. Stéphanie Fortunato explique sa démarche: « Pour appréhender (cette poésie), j’ai intégré les ateliers comme n’importe quelle patiente nouvellement inscrite. Ce qui m’a touché dans les rencontres que j’ai faites, c’est la pudeur des souffrances. Chaque personne prend soin du lieu et des autres et aussi de soi. La souffrance est cachée dans la délicatesse. Le temps est nécessaire pour que tout le monde soit à l’aise, y compris moi. Petit à petit j’ai fait partie du lieu à mon tour. Il a fallu des mois avant que je ne vienne avec un micro, une caméra. J’étais d’abord juste présente dans les interstices. Le CAA est un refuge pour ces personnes, il ne fallait pas que ma démarche vienne perturber le cours des choses. L’éthique dans le travail et le recueil du consentement ont été essentiels. De nombreux visionnages des prises de vue et des montages successifs en ont été la garantie. »

Au cœur du processus créatif et de réparation

A l’écran, se mêlent des images du lieu – qui tantôt semble monastique, tantôt s’apparente à une ruche qui fourmille de mille activités -, mais aussi des visages, ceux des personnes qui fréquentent le lieu, sans qu’ils soient identifiés. Car c’est là une volonté affichée et une approche essentielle de ce lieu de ne pas distinguer les patients de l’équipe d’encadrement. Chacune et chacun est membre à part entière de ce collectif.

Le processus créatif et l’apport personnel que les protagonistes qui se sont dévoilés y trouvent sont délicatement déployés dans le documentaire, tout en mettant en avant les créations artistiques qui en résultent et le cheminement qui y a mené. Cette mise en images et en paroles rejoint les réflexions toujours d’actualité de Frédéric Rolland dans la communication déjà citée plus haut : « Le cadre porté par les intervenants artistes ou thérapeutes constitue en lui-même la dimension, le levier thérapeutique de l’activité (…). Nous sommes ici au cœur du traitement et de la réadaptation des personnes souffrant de troubles mentaux et aussi du côté de la prévention secondaire, c’est-à-dire de la prévention de la rechute. La mise en lumière, au moment de la production, dans l’échange au sein de l’atelier ou lors d’une exposition, est un moment d’éclairage de ses potentialités, un moment de prise de conscience d’être un sujet unique, sujet unique et en lien avec l’autre et le corps social. »

A chaque solstice d’été, le CAA s’ouvre au public à l’occasion d’une journée portes ouvertes où l’on peut découvrir les différents ateliers. Le film de Stéphanie Fortunato est une autre porte d’entrée pour ce lieu singulier.

Nathalie Cobbaut

Le film documentaire « Constellations » d’une durée de 62 mn est disponible pour des projections et des débats autour de la création comme vecteur de soins. Pour plus d’infos : Clara Brelot d’Amari – brelot.clara@gmail.com


[1] https://urls.fr/rjkqL4
[2] Frédéric Rolland, Art, santé mentale et regard social, Colloque « PFCSM, 25 ans de concertation en santé mentale », 2015 – https://urls.fr/95LQ62.
[3] Dossier thématique 2023 « Récreer du collectif : gage de santé mentale et sociale », pp.64- 69 – https://urls.fr/GOdWzw – N. Cobbaut, Plongée dans l’(a)normalité avec la compagnie « L’appétit des indigestes », Bruxelles santé, N°93, mars 2019, pp.14-16 – https://urls.fr/LLAPko.
[4] https://www.femis.fr/index.php?page=fiche_ancien&id_ancien=4966
[5] Pour en savoir plus sur ce projet : https://amouretsagesse.be

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